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Les racines afro-néo-écossaises de la chanson « Redemption Song » de Bob Marley

​Si la plupart des Canadiennes et des Canadiens connaissent la musique de Bob Marley, bien peu d’entre eux sont en revanche conscients que les paroles de l’un de ses plus grands succès, « Redemption Song », sont tirées d’un discours du militant des droits des NoirsMarcus Garvey, prononcé en 1937 à Sydney, en Nouvelle-Écosse.
Bob Marley

La fierté d’être noir : de Garvey à Marley

Marcus Garvey est un leader jamaïcain pour les droits civiques du début du 20e siècle qui promeut une nouvelle philosophie du nationalisme noir, mettant l’accent sur la fierté d’être noir et appelant la diaspora africaine à s’unir en Afrique. Pour réaliser ce rêve, il fonde l’Universal Negro Improvement Association (UNIA) en 1914. Peu après, des salles de l’UNIA sont ouvertes à travers le monde, y compris au Canada.

Marcus Garvey

En 1930, Ras Tafarise voit couronné empereur d’Éthiopie. De nombreux disciples jamaïcains de Marcus Garvey voient en cet événement l’accomplissement de sa prophétie de 1916 : « Soyez à l’affût du couronnement du roi noir en Afrique. Il sera le libérateur ». Ils établissent alors une religion en vertu de laquelle Ras Tafari, également appelé Hailé Sélassié, représente le Christ réincarné, se baptisant rastafaris en son honneur.

Voyant le jour en 1945 dans la même région d’origine que Marcus Garvey, Bob Marley grandit dans la pauvreté avant de connaître une renommée internationale. Dans les années 1960, il se convertit au rastafarisme, cite fréquemment Marcus Garvey et peaufine sa philosophie de la fierté noire. (De fait, Marcus Garvey finissait souvent ses discours en s’écriant « One Love! », une expression qui ne manquera pas d’être reconnue par de nombreux fans de Bob Marley.)

En 1977, Bob Marley reçoit un diagnostic de cancer. En plein combat contre la maladie, il compose « Redemption Song », la dernière piste de ce qui sera son dernier album, Uprising. La chanson raconte l’histoire d’une personne enlevée et soumise à l’esclavage qui se bat pour sa liberté physique et mentale.

Bob Marley

Bob Marley est un lecteur du magazine Black Man, dans lequel il pourrait avoir pris connaissance du discours que Marcus Garvey prononce en 1937 àSydney, en Nouvelle-Écosse. Certains avancent qu’il aurait plutôt entendu ces citations dans le cadre de discussions générales sur les enseignements de Marcus Garvey. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que Bob Marley se sert de certaines parties de ce discours comme paroles centrales de « Redemption Song » : « Emancipate yourselves from mental slavery / None but ourselves can free our minds ». [Libérons-nous de l’esclavage mental/Nous seuls pouvons nous libérer l’esprit.] (Voir aussi Reggae.)

L’UNIA en Nouvelle-Écosse

La présence d’Africains remonte aux premiers jours de laNouvelle-Écosse, alors queMathieu Da Costa en foule le sol en 1604, flanqué de l’explorateur françaisSamuel de Champlain. Des personnes noires, à la fois libres et esclaves, se trouvent à Halifax à l’époque de sa fondation en 1749. Vers 1758, environ 350 personnes noires des Antilles sont réduites à l’esclavage dans la forteresse de Louisbourget aux alentours (voirEsclavage des Noirs au Canada), tandis que desloyalistes noirsfuyant larévolution américaines’installent à Birchtown dans les années 1780.

Au début des années 1900, la Dominion Iron and Steel Company recrute des centaines de personnes en provenance des Antilles pour travailler àCap-Breton(voirAntillais). En 1918, des migrants mettent en place l’une des premières salles de l’UNIA du Canada, à Glace Bay, en Nouvelle-Écosse. Le chapitre est dirigé par Albert Francis, arrivé de Barbade en 1916. D’autres chapitres de l’UNIA sont établis àSydney(1919) et àNew Waterford(1929).

Les années 1930 marquent toutefois le déclin du mouvement, et la déportation de MarcusGarvey des États-Unis. En 1937, il amorce ce qui sera son ultime tournée de conférences. Les membres de l’UNIA du Cap-Breton l’invitent en Nouvelle-Écosse, où il arrive à l’automne pour y donner des conférences publiques à Sydney et à Halifax.

Le 1er octobre, le maire de Sydney le présente devant une salle comble du MenelikHall. Ayant établi longtemps avant une correspondance avec les membres du chapitre local de l’UNIA, Marcus Garvey se dit heureux de finalement les rencontrer en personne. Il prononce ensuite un discours sur l’histoire des Noirs et la fierté d’être noir au Canada et ailleurs (voirHistoire des Noirs au Canada). Marcus Garvey parle alors en bien de sa rencontre de 1928 avec le premier ministre William Lyon Mackenzie Kingdans le cadre d’une réunion de laSociété des Nations. En fin d’allocution, il déclare :

Nous allons nous affranchir de l’esclavage mental, car tandis que d’autres pourraient nous libérer de corps, nous seuls sommes en mesure de nous libérer d’esprit.

Votre esprit seul, et souverain, peut vous dicter la marche à suivre. Quiconque ne parvient pas à développer et utiliser son esprit est condamné à être l’esclave d’autrui, qui lui utilise son esprit, parce que l’homme est lié à l’homme en toutes circonstances, pour le meilleur et pour le pire. Si l’un ne parvient pas à se protéger de l’autre, l’un doit se servir de son esprit à bon escient.

Ce discours est imprimé dans Black Man, un magazine dirigé par Marcus Garvey et dans lequel est également publié un discours qu’il prononce devant les résidents d’Africville, le 7 octobre 1937.

Alors que de nombreuses salles de l’UNIA ferment leurs portes dans les années qui suivent la mort de Marcus Garvey en 1940, celle de Cap-Breton demeure ouverte. La salle de Glace Bay est restaurée en 2003, puis rouvre ses portes en 2006 à titre de Musée culturel de l’UNIA. Chaque année vers la date de naissance de Marcus Garvey, le 17 août, les gens du Cap-Breton se rassemblent pour célébrer les Journées Marcus Garvey. Par l’entremise de leçons de chant, de danse, d’histoire et d’affaires, ces célébrations poursuivent l’œuvre de Marcus Garvey.