En 1973, la police de Winnipeg inculpe quatre hommes autochtones, dont un mineur, pour le meurtre de Ting Fong Chan. Malgré l’absence de preuves les liant au crime, les quatre hommes sont contraints de signer de faux aveux, ce qui donne lieu à leur condamnation et à leur incarcération. Cette affaire soulève d’importants problèmes de racisme systémique au sein du Service de police de Winnipeg et du système judiciaire du Manitoba.
Le meurtre
Ting Fong Chan, âgé de 40 ans, est un nouvel immigrant chinois qui habite Winnipeg. Il est cuisinier au restaurant Beachcomber au centre-ville de Winnipeg. Le 17 juillet 1973, vers minuit, après son quart de travail, il quitte le restaurant pour rentrer chez lui à pied. Il n’y arrive jamais. À 6 h du matin, un passant découvre son corps près d’un chantier de construction à l’intersection de la rue Isabel et de l’avenue McDermot, à environ 15 à 20 minutes de marche du restaurant. L’autopsie pratiquée dans l’après-midi révèle de nombreuses blessures par arme blanche, en plus de blessures causées par un objet contondant à la tête, au cou, à la poitrine et à l’abdomen. Aucune trace d’alcool ni de drogue n’est décelée dans l’organisme de l’homme.
Enquête sur un homicide
On confie l’affaire aux enquêteurs du Service de police de Winnipeg. Des informations provenant de témoins qui se révèlent peu fiables conduisent les enquêteurs au 518, avenue Bannantyne. Cette adresse, qui n’est pas le lieu du meurtre, est le domicile de plusieurs Autochtones. Le 22 juillet, la police arrête Clarence Clifford Woodhouse, 21 ans, son frère Russell James Woodhouse, 19 ans, et Allan John « A.J. » Woodhouse, sans aucun lien de parenté, âgé de 17 ans. Tous sont des Saulteaux (Ojibwés) de la réserve de Fairford, également connue sous le nom de Première Nation de Pinaymootang, située à 240 kilomètres au nord-ouest de Winnipeg (voir aussi Premières Nations au Manitoba). Le lendemain, le cousin des frères Woodhouse, Brian Anderson, 18 ans, est arrêté à Fairford. Deux autres hommes sont arrêtés puis relâchés pour des raisons inconnues.
Confessions
Clarence Woodhouse, Russell Woodhouse, Allan Woodhouse et Brian Anderson, qui n’ont pas de casier judiciaire, sont interrogés par deux équipes de policiers de Winnipeg : les sergents-détectives King et Murdoch d’une part, et les sergents-détectives Scott et Varey d’autre part. Brian Anderson est interrogé en l’absence d’un représentant juridique. La police ne cherche pas à vérifier les alibis de Brian Anderson et d’Allan Woodhouse, qui prétendent être endormis chez eux au moment du crime. Les enquêteurs ne demandent jamais à Clarence et Russell Woodhouse s’ils ont un alibi. Après l’interrogatoire, les suspects signent des aveux qui, selon la police, sont de leurs propres mots, rédigés par les policiers présents.
Clarence et Russell Woodhouse, ainsi que Brian Anderson sont accusés de meurtre qualifié. Allan Woodhouse, légalement considéré comme mineur à l’époque, est accusé d’homicide involontaire.
Procès
Le procès a lieu devant le juge Wilson, à la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. Il se termine le 5 mars 1974. Le procureur de la Couronne est George Dangerfield. Russell Woodhouse, qui est encore mineur au moment de son arrestation, comparaît devant un tribunal pour adulte. Tous les membres du tribunal (juge, greffiers, procureurs, policiers, jurés) sont des hommes, et ils sont tous blancs.
Les quatre accusés nient avoir quoi que ce soit à voir avec le meurtre. Aucune preuve médico-légale, circonstancielle ni déposition de témoin oculaire ne les relie au crime. L’accusation ne repose que sur leurs aveux. Cependant, les accusés affirment que ces aveux sont mensongers, que la police les a contraints ou amenés par la ruse à signer les documents. Clarence Woodhouse admet qu’il était ivre au moment de son interpellation. Selon lui, ce n’est qu’après avoir subi des coups, perdu quelques mèches de cheveux et résisté à une bagarre à deux reprises, qu’il a finalement consenti à apposer sa signature. Il se souvient qu’Allan Woodhouse saignait du nez lorsqu’il a été emmené dans la pièce où il se trouvait. Brian Anderson déclare que la police lui a confisqué ses affaires et exigé qu’il signe un document pour les récupérer. Il dit avoir signé le document sans le lire, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’une confession. Dans une déclaration qui semble corroborer les allégations de violence physique de la part des policiers, un témoin de la Couronne, l’un des hommes ayant été arrêtés par la police puis relâchés, affirme avoir été giflé à plusieurs reprises par les enquêteurs King et Murdoch pendant l’interrogatoire.
La langue maternelle des quatre accusés est le saulteaux (voir aussi L’anishinaabemowin : la langue ojibwée). On remarque pendant le procès, que Clarence Woodhouse, et possiblement les autres accusés, a des lacunes en anglais. Clarence Woodhouse ne comprend pas des mots comme « enquête », « preuve » et « interrogatoire ». Lorsqu’on s’aperçoit en cour que sa connaissance de l’anglais est rudimentaire, on lui assigne un interprète. L’avocat souligne que c’est la première fois que l’interprète se présente dans une salle d’audience. Selon Innocence Canada, dans son dossier sur l’affaire Clarence Woodhouse, la police prétend que les accusés ont formulé leurs aveux en anglais et dans leurs propres mots, de même que leurs réponses aux questions subséquentes des policiers rapportées par les enquêteurs. Selon les témoignages du psychiatre et du psychologue appelés par la défense, Russell Woodhouse souffre d’une déficience intellectuelle et n’aurait pas pu faire la déclaration narrative qu’on présente comme ses aveux.
Le jury et le juge ne croient pas les allégations des accusés concernant la brutalité policière. De plus, le juge déclare : « Bien que Russell Woodhouse soit simple d’esprit, il n’est pas mentalement déficient. » Clarence Woodhouse, Allan Woodhouse et Brian Anderson sont reconnus coupables de meurtre non qualifié et condamnés à une peine d’emprisonnement à perpétuité, sans admissibilité à la libération conditionnelle avant 10 ans. Russell Woodhouse est reconnu coupable de meurtre non qualifié et condamné à 10 ans de prison. George Dangerfield écrit au chef du Service de police de Winnipeg pour saluer l’« excellent travail » des enquêteurs au dossier.
Les quatre condamnations font l’objet d’un appel. George Dangerfield continue à représenter la Couronne devant la Cour d’appel, et les appels sont rejetés. Brian Anderson demande l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada, mais sa demande est refusée.
Emprisonnement et libération conditionnelle
Les quatre hommes condamnés sont emprisonnés. Russell Woodhouse est condamné à 10 ans de prison et est ensuite libéré. Il est décédé le 21 mai 2011. Les trois autres hommes sont libérés sous condition plus tard. La libération conditionnelle de Clarence Woodhouse est suspendue le 17 février 2023. Il est libéré sous caution le 23 octobre 2023.
Innocence Canada
Après avoir purgé leur peine derrière les barreaux, les ex-détenus persistent à clamer leur innocence. Clarence Woodhouse, Allan Woodhouse et Brian Anderson sont soumis à des conditions de libération conditionnelle à leur sortie de prison. En 2006, Brian Anderson s’adresse à l’Association in Defence of the Wrongly Convicted (l’association pour la défense des personnes injustement condamnées), qui devient plus tard Innocence Canada. La mission affichée d’Innocence Canada consiste à identifier et à défendre des personnes qui ont été injustement condamnées pour un crime qu’elles n’ont pas commis, ainsi qu’à les aider à obtenir une révision de leur procès. Toutefois, ce n’est qu’en 2018 qu’Innocence Canada commence à s’occuper de cette affaire. En janvier 2019, Innocence Canada dépose une demande d’examen ministériel au nom de Brian Anderson. Une autre demande est déposée pour Allan Woodhouse en 2020.
L’enquête menée par Innocence Canada révèle que ces hommes ont été victimes d’un racisme individuel et systémique et qu’ils n’ont pas bénéficié d’un procès équitable. Ils ont été contraints de signer de faux aveux par des agents d’un service de police dont les antécédents en matière de racisme ne sont plus à démontrer. La police n’a pas enquêté sur les alibis des hommes et ne leur a pas fourni d’interprète.
Le terme péjoratif pour désigner les Chinois qu’utilisent le juge de première instance et George Dangerfield en référence à la victime du meurtre, ainsi que la condescendance à l’égard des accusés dénotent une attitude raciste. Innocence Canada s’inquiète également du fait que George Dangerfield ait agi à titre de procureur dans quatre autres affaires de meurtre hautement médiatisées au Manitoba dans lesquelles les condamnations ont été annulées. Un expert en langues des Premières Nations a examiné les aveux des quatre hommes et met en doute leur validité. Les aveux signés par Clarence Woodhouse disent notamment ceci :
Moi et mon frère et Allan on buvait chez Adam. On est allé chercher de la bière… Là on a vu un gars… Je pense qu’Allan lui a demandé de l’argent pour, euh, acheter une bière. Mais là, le gars n’a pas voulu lui en donner. Là, j’ai pris mon couteau, et je l’ai poignardé dans le dos. Il était à terre et je l’ai poignardé dans le ventre… Et dans le cou, là. Alors là, Russel l’a frappé sur la tête avec une barre qui était dans la rue. Allan a sauté sur le gars. Il l’a poignardé avec son couteau, dans le cou. Là on s’est poussé… Allan a jeté son couteau, un noir.
L’expert a indiqué que les aveux de Clarence Woodhouse ne comportaient pas les indicateurs grammaticaux de son approche de la langue anglaise, ce qui remet davantage en question la validité de ces aveux.
Acquittement
Le rapport d’Innocence Canada a attiré l’attention du pays sur cette affaire. Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a ordonné un nouveau procès pour Brian Anderson et Allan Woodhouse. Ils ont été innocentés le 18 juillet 2023. Le 3 octobre 2024, c’est au tour de Clarence Woodhouse. Des excuses formelles leur ont été adressées. Ces acquittements ont été officiellement reconnus dans un communiqué du ministre de la Justice et procureur général, Matt Wiebe, prononcé devant l’Assemblée législative du Manitoba le 3 octobre 2024.
Le 13 septembre 2023, Innocence Canada a déposé une demande de révision ministérielle de la condamnation de Russell Woodhouse. Cette demande est encore pendante en raison de la situation particulière du client, décédé depuis. Le meurtre de Ting Fong Chan reste non résolu à ce jour.