Le 28 janvier 1916, les femmes du Manitoba deviennent les premières femmes du Canada à obtenir le droit de vote
Cette victoire couronne des décennies de luttes. Après l’entrée du Manitoba dans la Confédération en 1870, la loi provinciale dispose qu’« Aucune femme n’est qualifiée pour voter à une quelconque élection, quelle que soit la circonscription considérée ». Bien qu’avec le temps, le droit de vote soit progressivement étendu à quelques femmes propriétaires de biens, notamment le droit de vote aux élections municipales (1887) et pour l’élection des conseillers scolaires (1890), les femmes ne jouissent que d’un droit de vote très limité (voir Droit de vote des femmes).
Le mouvement pour le droit de vote des femmes au Manitoba naît de plusieurs campagnes menées au niveau local à la fin du XIXe siècle. À l’image des autres campagnes lancées à l’époque pour le droit de vote, ces campagnes locales sont menées par des défendeurs des droits des femmes et des partisanes de la tempérance, des femmes qui parcourent à pied de grandes distances pour faire signer des pétitions et qui informent les citoyens, dans la presse et lors de tournées de conférences, sur la question de l’égalité des droits.
Les études historiques sont rares – The Woman Suffrage Movement in Canada, de Catherine Cleverdon, est publié en 1950 – mais les documents d’archives aident à mieux comprendre comment certaines personnes, certaines organisations et certains événements ont aidé les femmes à obtenir le droit de vote.
Mais alors que nous célébrons aujourd’hui le 100e anniversaire de l’accès des femmes au vote, il est important de se souvenir que toutes les femmes n’ont pas obtenu ce droit au Manitoba en 1916, ni d’ailleurs au niveau fédéral en 1918. Les femmes des Premières Nations et les femmes inuites (ainsi que les hommes) devront en effet attendre encore longtemps avant de pouvoir jouir de ce droit. De même pour de nombreuses communautés asiatiques et sud-asiatiques. Pour en savoir plus sur le droit de vote au Canada, voir Droit de vote.
Femmes islandaises
Le mouvement en faveur du droit de vote des femmes prend de l’ampleur au Manitoba lorsqu’un groupe de femmes islandaises met sur pied une ligue pour le droit de vote dans cette province au début des années 1890. En Islande, les femmes peuvent voter lors des élections au sein de l’Église, et depuis 1882, les veuves et les femmes célibataires peuvent voter au niveau municipal. Les immigrantes islandaises sont arrivées en grand nombre durant les trois dernières décennies du XIXe siècle et nombre d’entre elles sont arrivées au Manitoba armées de cet engouement pour l’égalité des droits.
Les femmes islandaises feront campagne pour l’obtention du droit de vote pendant plusieurs décennies, envoyant des pétitions au parlement provincial et publiant une chronique régulière dans le journal Heimskringla (fondé en 1886). Même si la communauté islandaise reste à l’époque relativement isolée de la majorité anglo-saxonne à cause des différences linguistiques et culturelles, les deux communautés collaborent lorsqu’il s’agit d’envoyer des délégations pour faire pression sur le gouvernement.
L’Icelandic Women’s Suffrage Society, baptisée Tilraum (qui peut se traduire par « Initiative »), est fondée à Winnipeg en 1908, avec Margret Benedictsson comme première présidente.
Margret Benedictsson
Margret Benedictsson (née Jonsdottir), journaliste et activiste sociale (née le 16 mars 1866 à Hrappsstadir, en Islande;, et décédée le 13 décembre 1956 à Anacortes, dans l’État de Washington).
Margret et son mari, Sigfus Benedictsson, fondent le magazine mensuel Freyja(« femme ») en 1898. Le magazine ouvre ses pages à des romans-feuilletons, des notes biographiques, des poèmes, des critiques littéraires, des lettres et un espace pour les enfants. Mais c’est aussi une plateforme où l’on débat sur le droit de vote des femmes. Freyja comptera jusqu’à 500 abonnés dans tout le Canada, hommes et femmes confondus. Le magazine est souvent reconnu comme étant le seul périodique de l’époque axé sur le droit de vote des femmes au Canada.
Margret Benedictsson a souvent signé ses écrits dans le magazine d’un pseudonyme masculin, tel que « Herold », pour faire en sorte que les hommes, tout autant que les femmes, considèrent avec sérieux ses travaux et ses idées. Ses articles défendent l’égalité entre les hommes et les femmes sur les plans politique, social, juridique et économique. Elle ira jusqu’à encourager ses lectrices à renoncer à tout échange d’affection et à toute relation sexuelle dans le but d’influencer les hommes à voter en faveur de l’égalité des droits entre les sexes.
Amelia Yeomans
Amelia Yeomans (née LeSueur), médecin, réformiste sociale et politique, défenseur de la tempérance, suffragette et oratrice (née le 29 mars 1842 à Québec, dans le Canada-Est; décédée le 22 avril 1913 à Calgary, en Alberta).
Amelia Yeomans soutient les suffragettes islandaises et contribue à rallier la Woman’s Christian Temperance Union (WCTU) à leur cause. En 1893, Amelia Yeomans et la WCTU présentent une pétition au gouvernement provincial demandant l’octroi du droit de vote aux femmes. La pétition est rejetée malgré les 5 000 signatures qu’elle a rassemblées.
En réponse, la WCTU parraine la tenue du premier simulacre de parlement au Canada, Amelia Yeomans jouant le rôle du premier ministre. Joué au théâtre Bijou à Winnipeg le 9 février 1893, le spectacle se révèle un puissant vecteur pour les suffragettes qui y font passer leurs arguments en faveur du droit de vote. Le spectacle est également organisé pour lever des fonds visant à subventionner les organisations des suffragettes et pour rallier le public à leur cause.
Le Manitoba Free Press note qu’au moins vingt membres de l’Assemblée législative du Manitoba étaient présents dans l’auditoire (Amelia Yeomans avait invité l’intégralité de l’Assemblée deux jours avant la représentation) et que « des hommes ont quitté la salle meilleurs et plus sages que lorsqu’ils y sont entrés en début de soirée ». La représentation est suivie de deux pétitions demandant le droit de vote, chacune recueillant des milliers de signatures.
« La femme est rationnelle, un être indépendant pourvu par le Créateur de certains droits naturels qui ne devraient être brimés par quiconque sans causer du tort. » – Amelia Yeomans, premier ministre du simulacre de parlement, 1893.
Woman's Christian Temperance Union
Le mouvement pour la tempérance est une campagne sociale et politique visant à défendre la modération ou l’abstinence totale en matière de consommation d’alcool (voir Prohibition). Ce mouvement reflète à l’époque la conviction que la consommation d’alcool est responsable de nombreux maux de la société. La plus importante des sociétés de tempérance pour les femmes au Canada fut la Woman’s Christian Temperance Union (WCTU).
En 1890, une section de la WCTU est fondée dans le Manitoba. Cette section devient rapidement la première organisation de langue anglaise soutenant officiellement le mouvement pour le droit de vote des femmes dans la province. De nombreuses suffragettes proéminentes sont recrutées par l’intermédiaire de la WCTU, notamment la journaliste Ella Cora Hind, Annie McClung, sa belle fille Nellie McClung, et Amelia Yeomans.
La prohibition étant considérée une « option locale », les gouvernements locaux peuvent organiser un référendum sur la question. De nombreuses femmes pensent à l’époque que l’extension du droit de vote aux femmes permettrait de pérenniser la prohibition qui, selon l’opinion publique, est principalement soutenue par les femmes. Cette opinion est vérifiée en 1910, lorsque la prohibition est rejetée au Manitoba à l’issue d’un référendum auquel les femmes n’ont pu participer.
Equal Franchise Association
En novembre 1894, Amelia Yeomans et Ella Hind annoncent la formation de l’Equal Franchise Association (ou Equal Suffrage Club) à la fin de la réunion de la WCTU à Winnipeg. Amelia Yeomans en devient la première présidente. Selon l’historienne Catherine Cleverdon, « Les hommes pouvaient s’inscrire [à l’association] en tant que membre, mais la Dre Yeomans insistait pour que les femmes soient préférentiellement choisies pour occuper les postes de responsabilité au sein de l’association de manière à leur faire acquérir l’expérience de la planification et de l’organisation ».
Après dix années de travaux ne bénéficiant que d’une médiocre exposition médiatique, l’association disparaît avec le départ d’Amelia Yeomans de la province. Ce n’est qu’en 1912, avec l’établissement de la Political Equality League, que le mouvement pour le droit de vote bénéficie d’un nouveau souffle.
Political Equality League
Le mouvement pour le droit de vote au Manitoba revient sur le devant de la scène durant l’été 1912, les membres du Canadian Women’s Press Club, notamment Nellie McClung, Ella Cora Hind, Francis Beynon et sa sœur Lillian Thomas, se rencontrant souvent à Winnipeg pour discuter de la question. Au début de cette année-là, elles fondent la Political Equality League (PEL) et lancent une campagne concertée virulente qui reçoit le soutien de l’Association des céréaliers du Manitoba, de la WCTU et de la Manitoba Direct Legislation League. Plusieurs hommes, dont le rédacteur en chef du Grain Growers’ Guide, George Chipman, et le journaliste Fred Dixon, se joignent également à la ligue. La PEL rassemble rapidement 1 200 membres.
De concert avec d’autres organisations, la Political Equality League imprime des brochures, fait pression auprès des gouvernements, offre des conférences au public et fait circuler des pétitions. Elles montent également des pièces de théâtre, notamment le simulacre de parlement monté en 1914, qui mettent en lumière la marginalisation des femmes.
Pétitions, pétitions, pétitions
Après la réception en 1913 d’une pétition ayant recueilli 20 000 signatures, les libéraux du Manitoba acceptent d’appuyer le droit de vote des femmes. Les membres de la Political Equality League font campagne pour leurs nouveaux alliés durant les élections de 1914, mais le gouvernement conservateur de sir Rodmond Roblin est reporté au pouvoir.
En 1915, le gouvernement Roblin est renversé par un scandale et les libéraux parviennent au pouvoir. Au mois d’août de cette année-là, le premier ministre Tobias Norris promet que son gouvernement accordera le droit de vote aux femmes si une pétition signée par au moins 17 000 personnes lui est présentée. Le 23 décembre, le PEL présente officiellement à l’Assemblée législative un rouleau de 353 m de long portant 39 584 signatures. Amelia Burdett, 94 ans, de Sturgeon Creek, au Manitoba, présentera de son côté une seconde pétition portant 4 250 noms.
Obtention du droit de vote
Le 28 janvier 1916, les femmes du Manitoba deviennent les premières femmes du Canada à remporter le droit de vote et le droit de se présenter à des élections provinciales. Elles ne peuvent cependant toujours pas voter aux élections fédérales, qui relèvent d’une administration différente.
Pendant ce temps, les hommes politiques du gouvernement fédéral font l’objet d’une pression croissante visant à les faire accepter le principe du droit de vote pour les femmes. La Loi des élections en temps de guerre de 1917, controversée, dispose que les femmes servant dans les forces armées et les femmes appartenant à la famille des militaires ont dorénavant le droit de vote. Le 24 mai 1918, la majorité des citoyennes âgées d’au moins 21 ans obtiennent le droit de vote aux élections fédérales, qu’elles aient ou non le droit de voter aux élections provinciales. En juillet 1919, les femmes obtiennent le droit complémentaire de se présenter aux élections des représentants siégeant à la Chambre des communes, mais l’élection d’une femme à un siège du Sénat devra attendre la fin de l’Affaire « personne », en 1929. Quant aux Canadiennes d’origine asiatique ou autochtone, malheureusement, le droit de vote aux élections fédérales leur sera encore longtemps refusé. Elles l’obtiendront respectivement en 1948 et 1960.