Thorfinn Karlsefni (Þorfinnr Karlsefni en vieux norrois), explorateur et marchand (né vers 980‑995 de notre ère en Islande; année de décès inconnue). Né Thorfinn Thordarson, cet aristocrate islandais, riche propriétaire de navires marchands, a dirigé l’une des expéditions vikings au Vinland, une région située sur le territoire du Canada atlantique actuel. On l’appelle généralement par son surnom, Karlsefni, qui signifie « l’étoffe d’un homme ». Il est présent dans plusieurs sources historiques. Un long passage de la Saga des Groenlandais lui est consacré, et il est le principal sujet de la Saga d’Erik le Rouge. Il existe également de courts récits dans des manuscrits rédigés en vieux norrois connus sous les appellations de codex d’Arni Magnusson 770b et codex Vellum no 192.
Statue de Thorfinn Karlsefni réalisée par le sculpteur islandais Einar Jónsson et érigée au parc Fairmount à Philadelphie, en Pennsylvanie. Photo prise en 2009. (Avec la permission de Michael W Murphy/flickr, CC)
Note sur les abréviations
Dans cet article, la Saga des Groenlandais (Saga Grœnlendinga en vieux norrois) est abrégée sous la forme GS. La Saga d’Erik le Rouge (Eiríks saga rauða en vieux norrois) est abrégée sous la forme ES.
Jeunesse et début de carrière
On sait peu de choses sur la jeunesse de Karlsefni, sauf qu’il appartient à une riche famille issue de plusieurs rois, dont Olaf le Blanc de Dubh‑Linn et son épouse, Aude la Très‑Sage. Son père s’appelle Thord Horsehead. Bien que les sagas ne soient pas complètement d’accord sur les détails, la famille est probablement propriétaire d’un grand domaine appelé Reynisnes, situé au Skagafjord, dans le nord de l’Islande. On pense généralement qu’il est né aux alentours de 980 de notre ère, mais au moins un spécialiste des sagas islandaises affirme que sa date de naissance est plus proche de 995.
À l’âge adulte, Karlsefni acquiert une part dans un navire marchand océanique et se lance dans le commerce de marchandises entre l’Islande et la Norvège.
En commerçant de plus en plus loin, Karlsefni atteint le Groenland et arrive jusqu’à Brattahlid, la propriété d’Erik le Rouge dans la colonie viking, avec son associé Snorri Thorbrandsson et un équipage de 40 personnes à bord d’un navire plein de marchandises. Il passe l’hiver avec Erik et tombe amoureux de la belle‑fille de ce dernier, Gudrid, une veuve originaire d’Islande réputée pour son savoir et sa beauté. Selon ES, c’est Erik qui lui donne la permission de l’épouser, mais selon GS, c’est plutôt le fils de ce dernier, Leif. En tout état de cause, le mariage a lieu à Brattahlid, probablement après l’année 1010.
Au Groenland, on évoque souvent les immenses ressources du Vinland, le « pays du vin », sur la côte est de l’Amérique du Nord. Leif Eriksson a déjà exploré cette région et Karlsefni est ainsi encouragé à s’y rendre à son tour. À partir de ce moment, les sagas présentent deux versions des événements.
Statue de Leif Eriksson à Qassiarsuk, au Groenland, où se trouvait Brattahlid à l'époque de la colonisation viking. Photo prise en 2011. (Avec la permission de claire rowland/flickr CC)
Histoires contradictoires
Dans GS, l’expédition de Karlsefni au Vinland n’est qu’un voyage parmi quatre expéditions indépendantes. Cependant, ES combine les quatre expéditions en un seul grand voyage qu’il conduit. L’expédition décrite par ES consiste en trois navires et un équipage de 140 personnes, dont le frère et la sœur de Leif, Thorvald et Freydis (qui, selon GS, conduisent plutôt leurs propres expéditions). Dans cette version, le rôle de Leif Eriksson, autrement reconnu comme le premier non autochtone à explorer cette région qu’il nomme Vinland, est réduit. Dans un court passage, Leif Erikson est entraîné par la tempête jusqu’au Vinland et consigne ses ressources, à savoir du blé de semences naturelles, des raisins, du bois de construction et du bois à fils enchevêtrés, que les Vikings apprécient pour leurs motifs complexes.
Il est presque certain que GS est la source la plus fiable des deux. Il semblerait que la modification du récit, d’une saga à l’autre, constitue une tentative, vers 1200, pour que Karlsefni et l’arrière‑petit‑fils de Gudrid, l’évêque Björn Gílsson, soient canonisés. Afin d’appuyer un tel processus, il est indispensable de magnifier leur rôle en leur attribuant de glorieux ancêtres comme ces explorateurs du Vinland.
Exploration du Vinland
En dehors des contradictions quant au nombre d’expéditions et quant à ceux qui les conduisent, les deux sagas décrivent, pour l’essentiel, les mêmes événements. Dans les deux sources, Karlsefni et Gudrid passent trois étés au Vinland : arrivés au cours du premier, ils quittent le pays pendant le troisième. Leur fils Snorri naît au Vinland, devenant ainsi la première personne d’ascendance européenne à naître sur le sol nord‑américain.
Dans GS, Karlsefni établit une base au Vinland qu’il nomme Leifsbúðir, ce qui signifie le campement de Leif. Leif souligne qu’il l’autorise à utiliser cette base, mais qu’elle demeurera sa propriété. Toutefois, dans ES, c’est Karlsefni qui endosse une grande partie du rôle de Leif en tant qu’explorateur du Vinland. L’histoire de Karlesfni décrit également des régions du nord, Markland et Helluland, dans des termes faisant écho à ceux attribués à Leif dans GS. Les deux sagas présentent également une légère différence quant à l’identité de celui qui choisit ces noms : pour GS, il s’agit clairement de Leif, tandis que ES évite subtilement d’attribuer la paternité de ce choix à l’un ou l’autre des deux héros. Le fait qu’avec son équipage, il observe une quille de navire sur un promontoire – cette même quille qui, selon GS aurait été placée là par une précédente expédition – indique clairement que d’autres ont déjà abordé ces rivages.
Dans ES, Karlsefni établit sa propre base quelque part non loin au sud de Markland. De forts courants se manifestant autour d’une île à l’embouchure du fjord, il dénomme son campement Straumfjord (le fjord des courants). Certains chercheurs font l’hypothèse qu’il s’agit de la base viking découverte à L’Anse aux Meadows à Terre‑Neuve.
Après le premier hiver, les membres de l’expédition se divisent en deux groupes d’exploration. L’un s’oriente vers le nord et l’autre, composé de 40 hommes dirigés par Karlsefni, se dirige vers le sud. Après un long voyage, ils arrivent près d’une rivière dotée de larges bancs de sable à son embouchure, réalisant qu’ils ne pourront donc pas y pénétrer en bateau, sauf à marée haute. Ils installent leur camp au bord de cette lagune et appellent l’endroit Hóp (le lagon de la marée). Le paysage environnant est riche en ressources agricoles, avec des champs de blé de semences naturelles dans les basses terres et des vignes poussant en bosquets. Les différents cours d’eau s’avèrent extrêmement poissonneux et les Vikings pêchent de nombreux flétans dans les bâches laissées à marée basse (voir également Poisson plat). La forêt est peuplée de nombreuses espèces animales.
Hóp joue uniquement le rôle d’une base estivale, sans jamais se transformer en colonie de peuplement. La version du Livre de Hauk que l’on trouve dans ES indique que Karlsefni n’y a passé que deux mois d’été avec ses 40 hommes, le restant du groupe d’exploration étant demeuré à Straumfjord.
Rencontres avec les peuples autochtones
Les récits proposés par les sagas à propos de Karlsefni sont remarquables pour leurs descriptions extrêmement vivantes de ses rencontres avec les Autochtones vivant dans le pays que les Vikings nomment Skrælings (probablement un nom péjoratif). Il s’agit, sans doute, des ancêtres des Mi’kmaq, des Béothuk, des Innus ou d’autres peuples autochtones de la côte est.
La première rencontre entre ces explorateurs européens et les gens qui vivent là se passe plutôt bien. Les Autochtones arrivent dans des canoës recouverts de peau et accostent avant de débarquer sur la rive. Chacune des deux parties qui se retrouvent ainsi face à face semble aussi étonnée que l’autre. Les locaux reviennent une seconde fois, transportant avec eux de magnifiques fourrures. Un échange peut alors se mettre en place, les Vikings offrant aux Autochtones du lait et des vêtements rouges en échange de peaux. Toutefois, des combats éclatent rapidement, faisant des victimes des deux côtés. Karlsefni mentionne qu’en dépit de toutes les richesses de cette terre, les Vikings qui souhaiteraient y commercer auraient constamment à craindre des attaques des peuples autochtones déjà présents sur place. Après ces contacts, les membres de l’expédition reviennent à Straumfjord où ils passent l’hiver.
À la fin de l’hiver, ils entament des préparatifs pour revenir au Groenland et atteignent Eriksfjord avec un précieux chargement de raisins, de bois et de fourrure. En chemin, ils capturent deux garçons autochtones appartenant à un groupe de cinq personnes rencontré à Markland. Au Groenland, ces enfants sont ensuite baptisés et on leur enseigne le norrois.
Karlsefni et Gudrid passent l’hiver suivant avec Erik le Rouge, et rentrent finalement en Islande l’été d’après pour s’installer dans le domaine familial de Reynisnes.
Le saviez‑vous?
Les Vikings divisaient l’année en deux saisons : l’hiver et l’été. L’hiver commençait vers le 14 octobre et l’été vers le 14 avril. L’âge d’une personne était décompté en nombre d’hivers. L’année était ensuite subdivisée en mois en fonction d’activités telles que la récolte, la découpe de la viande et les semailles. Les Vikings indiquaient les heures de la journée en utilisant des situations concrètes (par exemple míðdegi signifiant le milieu de la journée) ou en faisant référence à des repas (par exemple dagmál qui veut dire repas du jour). Le calcul de l’heure exacte nécessitait la lecture de cadrans solaires locaux et l’interprétation des positions de la lune, deux méthodes manquant de précision.
Vie familiale et âge mûr
La famille de Karlsefni joue un rôle important en Islande. La Saga d’Erik le Rouge dit que sa mère considérait que Gudrid avait un statut social trop bas pour épouser son fils. Elle n’est même pas autorisée à s’installer sur le domaine familial le premier hiver du retour du couple en Islande. Toutefois, lorsque sa belle‑mère apprend à la connaître, elle change d’avis et les deux femmes deviennent bonnes amies.
Les fils de Karlsefni et de Gudrid, Snorri et Thorbjorn, présentent une longue lignée d’éminents descendants, notamment plusieurs évêques de premier plan et l’abbesse d’un couvent fondé en 1295 sur le domaine familial. Parmi ces descendants, on compte également Hauk Erlendsson (vers 1264‑1334) qui a été l’élu au parlement islandais détenteur du plus haut rang. C’est lui qui compile et copie partiellement, sous la forme de manuscrits, la version du Livre de Hauk de ES. Il est possible qu’il effectue des ajouts en s’appuyant sur la tradition orale familiale. Une généalogie, ajoutée à la fin de la saga, retrace l’histoire de la famille jusqu’à Hauk lui‑même.
Les sagas parlent peu de la vie ultérieure de Karlsefni. Un bref passage de GS aborde toutefois ses activités marchandes après l’expédition au Vinland. Karslefni et Gudrid rejoignent la Norvège par mer avec leur précieuse cargaison, un Allemand payant un mark d’or pour une pièce décorative en bois à fils enchevêtrés du Vinland.
Après la mort de Karlsefni, la gestion du domaine familial est confiée à Gudrid et à Snorri.
La carte de Skálholt, dessinée par l’enseignant islandais Sigurd Stefánsson en 1570, sur laquelle sont identifiés Helleland (Helluland), Markland, Land (une référence aux habitants autochtones du Labrador) et le Promontorium Vinlandiæ (le promontoire/cap de Vinland). (Copie réalisée par Jörg Schulz , domaine public : lien.)
Importance
On connaît peu de détails personnels sur Karlsefni. Ce que l’on sait, c’est que son histoire familiale et sa richesse en ont fait un personnage influent. Au cours du premier hiver qu’il passe au Groenland, alors qu’Erik le Rouge manque de provisions et de bière pour des célébrations du Yuletide (Noël) dignes de son statut de chef, Karlsefni puise dans les marchandises qu’il apporte pour lui offrir tout ce dont il a besoin. Ce geste accroît son influence et contribue à la réputation sur laquelle repose son autorité.
Son expédition réussie au Vinland ajoute encore à la renommée de Karlsefni. Bien qu’il partage son navire et ses activités marchandes avec un associé, son compatriote islandais Snorri Thorbrandsson, il est le plus connu des deux, probablement en raison du rôle ultérieur plus important que joue sa famille.
Le fils de Karlsefni et de Gudrid, Snorri, est la première personne d’origine européenne née en Amérique du Nord.