En 1939, le Canada s’est retrouvé en guerre pour la deuxième fois en une génération. Comme pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918), des milliers de soldats et d’infirmières autochtones se sont portés volontaires pour l’effort de guerre au pays et à l’étranger, servant avec distinction dans l’armée, la marine et la force aérienne canadiennes. Au moins 4 250 soldats des Premières Nations se sont enrôlés dans l’armée canadienne pendant la Deuxième Guerre mondiale, et des milliers d’autres Métis, Inuits et Indiens non inscrits ont servi sans que leur identité autochtone soit officiellement reconnue.
Deuxième Guerre mondiale, 1939‑1945
En 1939, le Canada déclare la guerre à l’Allemagne et entreprend de se renforcer sur les plans militaire et économique au service de la cause des Alliés (voir Deuxième Guerre mondiale). Cette fois encore, tout comme en 1914 (voir Les peuples autochtones et la Première Guerre mondiale) les jeunes Autochtones se portent volontaires par milliers, d’autres sont enrôlés dans le cadre de la conscription et les communautés apportent d’importantes contributions à l’effort de guerre national. Indubitablement, la mobilisation autochtone dans le cadre de l’effort de guerre lors de ce deuxième conflit mondial est plus forte et plus diversifiée que lors du premier, tout comme l’ampleur et le caractère déterminé de l’opposition à la conscription. À l’instar de la Première Guerre mondiale, c’est sur l’engagement et les expériences militaires des Indiens inscrits que l’on dispose, pour la période 1939‑1945, des renseignements les plus nombreux, et ce, compte tenu du fait que la plupart des Métis ne sont pas enregistrés en tant que tels et que peu d’Inuits servent dans l’armée pendant la guerre. Le ministère des Affaires indiennes (voir Ministères fédéraux des Affaires autochtones et du Nord) mentionne 3 090 enrôlements de membres des Premières Nations durant la Deuxième Guerre mondiale; toutefois, ces chiffres sont très largement incomplets. Pour les seuls Indiens inscrits, le chiffre de 4 250 est certainement plus proche de la réalité; en ce qui concerne les autres groupes autochtones, les statistiques sont difficiles à déterminer, mais on a probablement compté quelques milliers de personnes ayant servi sous l’uniforme. À l’image de la Première Guerre mondiale, les militaires autochtones, hommes et femmes, sont généralement respectés, acceptés et promus au sein des forces armées. Le Brigadier Oliver Martin, un Mohawk de la réserve des Six Nations de Grand River est, durant le deuxième conflit mondial, le plus haut gradé canadien autochtone.
Le saviez-vous?
Selon Yann Castelnot, historien amateur basé au Québec, plus de 8 000 Autochtones ont servi dans les Forces armées canadiennes pendant la Deuxième Guerre mondiale. Depuis plus de 20 ans, Yann Castelnot fait des recherches sur les hommes et les femmes autochtones qui ont servi dans les forces britanniques, françaises, canadiennes et américaines depuis le 17e siècle. En date de mai 2018, il a identifié plus de 154 000 personnes, dont approximativement 19 000 ont servi dans les Forces canadiennes.
Recrutement et service militaire
Durant la guerre, le Canada met non seulement en place une armée de terre conséquente, mais dispose, avant la fin des hostilités, de la troisième marine et de la quatrième aviation militaires en importance au monde. Toutefois, globalement, la nature des engagements militaires des Autochtones à l’occasion du deuxième conflit mondial évolue peu par rapport à la Grande Guerre, une combinaison de facteurs orientant la très grande majorité des recrues autochtones vers l’armée de terre où ils sont intégrés à titre individuel. Jusqu’en 1942 et 1943 respectivement, l’Aviation royale du Canada (ARC) et la Marine royale canadienne (MRC) exigent que les volontaires soient « d’ascendance européenne pure et de race blanche ». L’ARC semble avoir exempté les Indiens inscrits de cette disposition au début de la guerre. Il n’en demeure pas moins que les normes de santé et d’éducation strictes en vigueur pour le recrutement constituent des obstacles que très peu d’hommes et de femmes d’origine autochtone sont en mesure de surmonter, étant donné l’inadéquation des systèmes de santé et d’éducation parmi ces populations au début du 20e siècle. Au milieu de la guerre, on ne compte que 29 Indiens inscrits au sein de l’ARC, 9 dans la MRC (en dépit des barrières raciales), et environ 1 800 dans l’armée de terre. Cette tendance va se maintenir jusqu’à la fin des hostilités.
Après la reddition de la France en juin 1940, le Canada accélère et élargit son engagement militaire, lançant la conscription pour la défense du pays en septembre 1940 (voir Loi sur la mobilisation des ressources nationales). À l’issue d’une période d’indécision, les Indiens inscrits sont intégrés à la formation militaire obligatoire et au service militaire au Canada. Les dirigeants des Premières Nations, ayant encore en mémoire l’exemption limitée de 1918, protestent auprès des autorités contre ces mesures, arguant qu’il est injuste d’obliger des personnes à se battre pour des droits civiques dont elles sont dépourvues. Néanmoins, cette politique demeure inchangée jusqu’à la fin 1944, lorsque la crise de la conscription oblige le premier ministre Mackenzie King à envoyer des conscrits, notamment des Indiens inscrits, pour se battre à l’étranger. Toutefois, cette démarche viole les promesses faites à l’occasion de la négociation de plusieurs traités historiques et le ministère des Affaires indiennes demande une exemption limitée pour les conscrits ayant le statut d’Indiens inscrits, laquelle est adoptée en décembre 1944. L’exemption ne porte que sur les recrues autochtones concernées par les traités nos 3, 6, 8 et 11, soit environ un cinquième de la population des Indiens inscrits résidant dans les Prairies et les Territoires du Nord‑Ouest. Parmi les 2 463 conscrits qui combattent effectivement en 1945, on compte très peu d’Autochtones. Bien que produisant des résultats numériquement décevants, la conscription demeurera un souci majeur pour les Autochtones tout au long de la guerre.
Le Sergent Tommy Prince (à droite), M.M. Médaille militaire, 1er bataillon de parachutistes canadiens, en compagnie de son frère, le Soldat Morris Prince, à une cérémonie d’investiture au palais de Buckingham.
Service des femmes autochtones
On recense un certain nombre de femmes membres des Premières Nations et métisses qui s’enrôlent dans les services auxiliaires de l’armée de terre (Service féminin de l’Armée canadienne), de la MRC (Service féminin de la Marine royale du Canada) et de l’ARC (Division féminine de l’Aviation royale canadienne), remplissant un grand nombre de fonctions dans les domaines administratif, médical et mécanique, au Canada et à l’étranger. En tout, elles sont 72 Indiennes inscrites à servir outre‑mer. À l’image de beaucoup d’autres femmes au sein des forces armées, non seulement elles subissent un certain sexisme généralisé au quotidien, mais elles sont également victimes d’une campagne de rumeurs de la part de la presse canadienne dépeignant les femmes en uniforme comme étant nécessairement de mœurs légères. En revanche, les femmes autochtones doivent rarement faire face à des préjugés raciaux dans les services féminins auxiliaires. En effet, ainsi que le rappelle la métisse Dorothy Asquith : « Nous étions toutes tellement concentrées sur les événements de la guerre, que personne n’aurait osé s’adonner à de telles mesquineries. »
Front intérieur
Les populations autochtones s’engagent massivement et souvent avec enthousiasme vis‑à‑vis de l’effort de guerre, faisant don de sommes considérables au profit des causes patriotiques et humanitaires, participant à des campagnes de collecte de ferraille, de caoutchouc et d’os (recueillant même d’anciens os provenant de précipices à bisons), conduisant des manifestations publiques et des cérémonies de soutien et de loyauté et enfin, mobilisant un nombre de travailleuses et de travailleurs jamais atteint dans les différentes activités liées à l’effort de guerre. La pénurie de main‑d’œuvre qui prévaut d’un océan à l’autre offre aux Autochtones un nombre d’occasions d’emploi et des salaires jamais vus. Paradoxalement, pour de nombreuses familles autochtones, cette époque s’avère ainsi très favorable sur le plan financier.
S’il est vrai que la collaboration caractérise généralement l’expérience de la majorité des Autochtones durant la Deuxième Guerre mondiale, il n’en demeure pas moins qu’ils ne sont pas tous enthousiastes à l’idée de se joindre à cette cause. Même parmi les partisans de l’effort de guerre, la volonté d’y apporter leur contribution n’est ni illimitée ni inconditionnelle! Au‑delà des niveaux d’imposition propres à cette période de guerre et du règlement des griefs traînant en longueur qui empoisonnent les relations entre le gouvernement canadien et les peuples autochtones, c’est bien la conscription, plus que tout autre problème, qui suscite la résistance la plus farouche chez ces derniers. Pendant toute la durée du conflit et partout au Canada, les communautés autochtones ne cessent de protester contre la conscription. Les jeunes hommes ignorent leur convocation à se présenter pour un examen médical et font tout pour éviter les autorités, parfois avec le soutien des anciens de la communauté. Une violente émeute éclate même dans la réserve de Kahnawake, au sud de Montréal, lorsque la GRC tente d’arrêter des conscrits réfractaires.
Anciens combattants
Les Autochtones ayant servi pendant la guerre reviennent au pays en 1945‑1946, espérant recevoir les généreux avantages de tous types théoriquement offerts par une nation reconnaissante à tous les anciens combattants sans distinction. En pratique, toutefois, les Indiens inscrits éprouvent des difficultés à obtenir des conseils ainsi qu’à accéder, sur une base égalitaire, aux formulaires de demande et à l’ensemble des programmes, le ministère des Affaires indiennes gérant la majorité de ces dossiers selon des procédures qui désavantagent de nombreux anciens combattants. Les anciens combattants métis ont également le sentiment d’être ignorés et largement tenus à l’écart des avantages offerts. Qu’ils profitent ou non de ces avantages, les anciens combattants autochtones doivent faire face, pour réintégrer la vie civile, à des obstacles bien plus redoutables que leurs camarades non autochtones.
S’il est vrai que le retour à la maison après la guerre représente un souvenir heureux pour les anciens combattants autochtones, il n’en demeure pas moins qu’un grand nombre d’entre eux connaissent, par la suite, de grandes difficultés pour se réinstaller dans une vie normale : ils gardent, de leur expérience de la guerre, maintes cicatrices physiques et psychologiques, certains se réfugiant dans l’alcoolisme pour pouvoir faire face à ce que leur vie est devenue, d’autres se montrant incapables d’habiter durablement au même endroit ou de conserver longtemps un emploi, cette mobilité géographique étant particulièrement fréquente parmi les anciens combattants métis. Il est indubitable que l’urbanisation rapide des Autochtones durant les années 1950 et 1960 est favorisée par les anciens combattants. Ils participent également activement, durant la période de l’après‑guerre, à un renforcement de l’organisation politique des Autochtones, particulièrement aux échelons régional et provincial (voir Peuples autochtones : organisation et activisme politiques). Toutefois, après avoir été largement acceptés en servant sous l’uniforme, ils sont nombreux à trouver difficile le retour au racisme social et à la marginalisation. Ce sentiment explique peut‑être des rapports isolés signalant que de nombreux anciens combattants autochtones se réengagent pour servir à l’occasion de la guerre de Corée durant la période allant de 1950 à 1953. Parmi eux, on trouve le soldat autochtone le plus décoré de la Deuxième Guerre mondiale, le sergent ojibwé Thomas Prince, qui sera déployé deux fois en Corée.
Héritage et mémoire
Contrairement à ce qui s’était passé à l’occasion de la Première Guerre mondiale, le Canada rend hommage, à la sortie de la guerre, à la participation autochtone durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans un contexte où le gouvernement cherche à mettre en place un nouvel ordre social, de nombreuses Canadiennes et de nombreux Canadiens se penchent en outre, durant cette période, sur le traitement réservé par leur pays aux populations autochtones et ne sont pas particulièrement satisfaits de ce qu’ils découvrent. Des groupes d’anciens combattants, des dirigeants autochtones et de nombreux autres sympathisants profitent de ce climat favorable et de cette courte période de reconnaissance pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il réforme les droits civiques des Autochtones, ces actions conjointes conduisant, en 1946, à un examen parlementaire et, en 1951, à d’importants amendements à la Loi sur les Indiens. Il faut toutefois noter que les peuples autochtones n’obtiendront le droit de vote à l’échelon fédéral qu’à compter de 1960 (voir Droit de vote des peuples autochtones).
Par la suite, les anciens combattants autochtones vont être largement oubliés jusqu’à ce que, des années 1970 aux années 2000, ils commencent à s’organiser, à faire campagne pour que leurs sacrifices soient reconnus et à réclamer la restitution des avantages offerts aux anciens combattants jamais perçus. Leur persévérance va payer : un rapport, établi sur la base d’un consensus, est accepté par les groupes d’anciens combattants des Premières Nations et par le gouvernement en 2001; il est suivi d’une offre d’excuses publiques et d’une offre d’indemnisation en 2003. Les revendications des anciens combattants métis ne feront toutefois pas l’objet de la même écoute. Au cours des dernières années, les anciens combattants autochtones sont devenus bien plus visibles à l’occasion des manifestations locales et nationales du Souvenir, notamment lors de la Journée des anciens combattants autochtones le 8 novembre (inauguré par le conseil municipal de Winnipeg en 1994), et sur les lieux de mémoire comme le monument à la mémoire des anciens combattants autochtones du Canada à Ottawa (dévoilé en 2001). Désormais, ce ne sont plus des guerriers oubliés.