Luce Cuvillier, femme d’affaires et philanthrope (née le 12 juin 1817 à Montréal, au Québec; décédée le 28 mars 1900 à Montréal). Fille d’un important marchand de Montréal, Luce Cuvillier est passée à l’histoire comme la « maîtresse » de George-Étienne Cartier. Or, son rôle dans la vie de Cartier est beaucoup plus important que la composante d’un triangle amoureux. Femme cultivée et grande philanthrope, elle est considérée par l’historien Gérard Parizeau comme l’« égérie » de Cartier, l’accompagnant et le soutenant dans sa carrière politique.
Cercle familial et philanthropie
Luce Cuvillier est la dernière-née d’une famille de huit enfants. Son père, Augustin Cuvillier (1779-1849) est un important encanteur et importateur de marchandises sèches à l’origine de la création de la Banque de Montréal en 1817. Bien qu’opposé à l’Union des Canada et allié politique de John Neilson et de Denis-Benjamin Viger, ce député conservateur d’Huntington est choisi en 1841 comme le premier président de l’Assemblée législative du Canada-Uni en raison de sa maîtrise de l’anglais et de ses nombreuses relations d’affaires dans les deux provinces. Les réformistes de Louis-Hippolyte LaFontaine espèrent qu’en le choisissant, Cuvillier sera en mesure de rallier les tories.
La mère de Luce Cuvillier est Marie-Claire Perrault (1785-1855), fille de Joseph Perrault et d’Anne-Marie Tavernier. Sa cousine, Émilie Gamelin, née Tavernier (1800-1851), fondatrice des Sœurs de la Providence, a été recueillie par ses parents. Luce Cuvillier sera d’ailleurs très engagée auprès de la congrégation de la mère Gamelin, présidant, au début des années 1860, l’œuvre des Dames de la charité de l’Asile de la Providence. Dès 1850, elle tient en compagnie d’autres dames de la charité des dîners annuels pour les infirmes, les femmes pauvres et âgées. Elle en organise au moins trois autres entre 1869 et 1884. Comme en témoigne la description d’un dîner qu’elle préside en 1884, une atmosphère conviviale y règne : « La charitable Demoiselle [Luce Cuvillier] y assiste et en fait les honneurs aidée de sept soeurs de [la] communauté qui se trouvent réunies par hasard. Après le dîner, Mlle Cuvillier s'assied au milieu de ses bonnes vieilles, leur fit raconter des histoires pendant qu'elle leur distribue, elle-même, du tabac ». Enfin, Luce Cuvillier est, à l’occasion, une intermédiaire pour les religieuses, comme lors d’une transaction pour la construction d’un immeuble au coin de la rue Saint-Denis et de la place Viger.
Par l’entremise de sa mère, Luce Cuvillier est aussi liée à l’une des plus influentes familles de Montréal, les Fabre. Sa tante, Luce Perrault (dont elle a sans doute hérité le prénom) a épousé le libraire et patriote, Édouard-Raymond Fabre. L’un de leurs fils, Édouard-Charles devient en 1876 l’Archevêque de Montréal, alors qu’un autre, Hector, est nommé, en 1882, premier représentant du Québec et du Canada à Paris. Leur plus jeune fille, Hortense, cousine de Luce, épouse le 16 juin 1846 George-Étienne Cartier, avocat montréalais avec une clientèle bien établie.
La femme d’affaires
Comme c’est le cas dans bien d’autres familles aisées de l’époque, Luce Cuvillier est envoyée en pension au Couvent des Ursulines de Québec. Devenue adulte, elle est reconnue en société comme une musicienne talentueuse, et surtout, comme une femme très habile avec les chiffres. Son père, Augustin, décède en 1849 et laisse à ses enfants, une entreprise florissante, Cuvillier & Sons (devenu Cuvillier & Co) ainsi que plusieurs propriétés foncières. Luce Cuvillier semble en tirer assez de revenus pour vivre agréablement dans sa maison du 708, rue Sherbrooke, située dans un quartier bourgeois du Centre-Ouest de Montréal (le Golden Square Mile). Il est probable aussi qu’elle assiste à l’occasion son frère Maurice Cuvillier ‒ qui en 1850, possède 5 magasins et 16 maisons à Montréal ‒ dans les affaires courantes. Elle est aussi propriétaire d’un petit domaine, le Review Cottage, situé dans l’Est de l’île de Montréal, dans le secteur de Longue-Pointe.
À la suite du décès de son beau-frère, le marchand George Burns Symes en 1863, elle est choisie comme tutrice de sa nièce de 16 ans, Clara Symes. Elle gère la fortune (évaluée à 500 000 $ selon la notice nécrologique de son père) et voit à parfaire l’éducation de la jeune fille. Elle s’assure que sa nièce apprenne l’anglais et l’envoie dans un couvent des Dames du Sacré-Cœur à Manhattan. Elles voyagent ensuite ensemble en Europe et notamment en Italie. En août 1872, les efforts de Cuvillier sont couronnés de succès alors que Clara se marie au sein de la haute société européenne en épousant à Kensington, Angleterre, Napoléon Maret, marquis de Bassano, devenu duc en 1898.
Idylle avec Cartier et présence à ses côtés
Il est difficile de dater le moment précis où débute la relation entre George-Étienne Cartier et Luce Cuvillier. Certains historiens la font remonter au début des années 1860, voire plus tôt. Quoi qu’il en soit, leurs familles partagent les mêmes convictions politiques (conservatrices), se connaissent depuis plusieurs années et fréquentent les mêmes cercles. Cartier a fait ses études au Collège de Montréal (voir Sulpiciens) avec Maurice Cuvillier, le frère de Luce, à qui il confie à partir du milieu des années 1860 ses affaires financières. Dès 1857, Cartier est l’avocat de la famille Cuvillier. Quant à Luce, cousine germaine d’Hortense, elle prend part aux événements qui marquent la vie familiale du couple Cartier et côtoie les dames Fabre au sein de l’œuvre des Dames de la charité.
À la fin des années 1850, le couple Cartier apparaît rarement en public. Exceptionnellement, en 1864, madame Cartier accompagne son mari à la Conférence de Québec. Depuis plusieurs années, le couple ne vit plus ensemble. Lorsqu’il est à Montréal, Cartier dort à l’hôtel, ou encore, à partir de 1869, dans sa propriété de 122 acres à Longue-Pointe, Limoilou, située à deux pas de celle de Luce Cuvillier. Celle-ci, y fait d’ailleurs planter des arbres fruitiers et voit, en l’absence de Cartier, à la gestion des employés du domaine.
Au cours des sessions parlementaires de 1864 et 1865 qui se tiennent à Québec (avant 1867, le siège du Parlement est en rotation entre Montréal, Toronto, Québec et Kingston), Luce Cuvillier rend visite à Cartier. Dans son testament daté du 10 novembre 1866 et rendu public après sa mort en 1873, Cartier fait l’éloge de celle-ci, invitant ses filles à suivre ses conseils, vu « la sagesse & prudence dont elle a fait preuve dans l’éducation de sa nièce ». Alors qu’il lui lègue 150 livres, à condition qu’elle fasse dire 25 messes par les prêtres du Séminaire Saint-Sulpice, il menace ses filles de les déshériter si elles épousent un membre de la famille Fabre.
À la fin des années 1860, selon l’historien Brian Young, Cartier et Luce Cuvillier vivent ensemble (quoique les amants gardent pour la forme, une adresse distincte) et leur liaison est de notoriété publique dans la classe politique. De fait, aucun de ses adversaires politiques ne s’en sert contre lui et les journalistes se contentent de signaler la présence de mademoiselle Cuvillier aux activités sociales auxquelles prend part Cartier. En 1866, Luce Cuvillier est avec lui lors de la Conférence de Londres et l’accompagne par la suite à Rome. Elle est dans la capitale britannique, lorsque le 20 mai 1873, Cartier y décède entouré de sa femme et de ses filles qui habitent en France depuis 1871. Avant de ramener le corps de Cartier au Canada, son service funèbre est célébré à Londres, à la French Chapel. Luce Cuvillier y assiste, alors que lady Cartier, indisposée, ainsi que ses filles brillent par leur absence.
Une figure non traditionnelle
Philanthrope et femme d’affaires indépendante, Luce Cuvillier est fascinante, non seulement parce qu’elle a été la compagne d’un homme influent, mais aussi parce qu’elle est une figure non traditionnelle dans le Montréal victorien du milieu du 19ᵉ siècle.
Demeurée célibataire, ses contemporains rapportent qu’elle est une femme intelligente qui s’intéresse à la politique et qui n’hésite pas à exprimer ses opinions. Elle lit Byron, Baudelaire, les romans de George Sand et tout comme cette dernière, elle fume le cigare et revêt à l’occasion le pantalon dans son jardin.
Si plusieurs rues des villes de Québec et de Montréal portent aujourd’hui le nom de Cuvillier, c’est plutôt en hommage à son père, Augustin, voire même à l’une de ses sœurs Marie-Angélique Cuvillier (épouse d’Alexandre-Maurice Delisle, député et shérif de Montréal), qu’elles ont été désignées. Luce Cuvillier est passée à l’histoire, tant dans les écrits des historiens que dans la littérature, comme la maîtresse, l’autre femme. Or, le rôle plus vaste qu’elle joue dans la vie de Cartier et son soutien dans certains des moments les plus marquants de sa carrière politique s’apparente sans nul doute à celui d’une égérie, comme l’a si justement qualifié Gérard Parizeau dans La Chronique des Fabre.