De nombreux ouvrages ont été consacrés aux Pères de la Confédération, mais qu’en est-il des épouses et des filles qui les ont côtoyés, qui se sont faites les gardiennes de cette mémoire et qui ont été des joueurs politiques à leur manière?
Les archives officielles des conférences de Charlottetown et de Québec de 1864, qui ont pavé la voie à la Confédération, sont partielles. Si l’on connaît aujourd’hui la dynamique sociale et politique de ces conférences, c’est surtout parce les historiens ont pu consulter les lettres et les ouvrages des « Mères de la Confédération ». Ces écrits permettent non seulement de porter un regard sur l’expérience des femmes privilégiées de cette époque, mais également d’attirer l’attention sur leur contribution à la création de documents historiques ainsi que sur le rôle qu’elles ont tenu dans le paysage politique. Cet article se concentre sur les efforts de six de ces femmes.
Reine Victoria
Victoria, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et impératrice des Indes (née le 24 mai 1819 au palais de Kensington, à Londres; décédée le 22 janvier 1901 à Osborne House, île de Wight).
En 1864, lorsque les délégués de la province du Canada, afin de participer à la Conférence de Charlottetown, mettent les voiles vers l’Île-du-Prince-Édouard, le fait qu’ils le font à bord du paquebot Queen Victoria est on ne peut plus approprié. Lors de la conférence, les délégués canadiens saisissent l’occasion de proposer l’union de l’Amérique du Nord britannique (ANB) aux colonies de l’Atlantique. Victoria apporte son soutien à l’établissement du Dominion du Canada, réunissant des personnalités politiques des colonies de l’ANB en faisant appel à leur attachement commun à la Couronne.
Victoria est largement connue comme la « Mère de la Confédération », estimant qu’une Confédération réduirait les coûts de défense, tout en renforçant les relations avec les États-Unis. « Je suis entièrement en faveur de la Confédération », déclare Victoria à une délégation néo-écossaise à Londres, « car je crois qu’elle fera la grandeur et la prospérité des provinces ».
Victoria choisit Ottawa comme capitale du Dominion en 1867, car la ville est à l’abri de potentielles invasions américaines, se trouvant sur la frontière entre le Canada anglais et français.
Victoria rencontre John A. Macdonald et quatre délégués canadiens en février 1867, à l’occasion de l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique par le Parlement britannique. Macdonald se souvient ensuite que Victoria lui déclare : « Je suis très heureuse de vous voir accomplir cette mission. […] Voilà un jalon important qui fait foi de votre loyauté sans faille ».
Anne Brown
Anne Nelson Brown, épouse et mère (née en 1827 à Édimbourg, en Écosse; décédée le 6 mai 1906 à Édimbourg).
On attribue à Anne Nelson Brown, en sa qualité d’épouse de George Brown, un des Pères de la Confédération, une influence sur la vision du monde de son mari et la capacité de modérer les prises de position de ce dernier. L’historien Frank Underhill attribue la volonté de George Brown de collaborer avec ses adversaires politiques pour le bien de la Confédération (voir Grande Coalition) à l’influence modératrice d’Anne Brown. « Le vrai Père de la Confédération est peut-être en fait Madame Brown », avance-t-il.
Bien qu’aucun document officiel ne nous soit parvenu des Conférences de Charlottetown et de Québec, la correspondance quotidienne entre Anne et George Brown permet de faire la chronique des rencontres de 1864.
Les lettres des Brown décrivent les progrès de la conférence, les plats servis au dîner, ainsi que les gens et les politiciens que George rencontre. Ce dernier décrit souvent les débats houleux qui ont lieu, et il y va de réflexions sur sa position en faveur de la représentation proportionnelle.
Enthousiaste, il écrit à Anne Brown le 27 octobre 1864, à la clôture de la Conférence de Québec, pour lui annoncer que la Constitution a été adoptée:
« Victoire! Conférence terminée à dix-huit heures – Constitution adoptée – un document des plus honorables – le glas a sonné pour l’ensemble des abus et des injustices à propos desquels nous nous lamentions! […] Tu me diras que notre Constitution porte la marque indéniable des tories, certes, mais nous avons la capacité de la changer à notre gré, si bien entendu elle est adoptée! Hourra! »
Bon nombre des lettres écrites par George sont préservées, un net contraste avec celles d’Anne Brown, dont bien peu nous parviendront. George Brown ne pouvant supporter l’idée que d’autres puissent lire les lettres de sa femme, prend l’habitude de les détruire. Les seules lettres d’Anne Brown qui ont survécues à ce jour sont celles que son époux a annotées et lui a renvoyées.
Mercy Coles
Mercy Anne Coles, auteure d’un journal personnel (née le 1er février 1838 à Charlottetown, en Île-du-Prince-Édouard; morte le 11 février 1921 à Charlottetown, en Île-du-Prince-Édouard).
Mercy Coles est une des filles de George Coles, le premier ministre de l’Île-du-Prince-Édouard. Elle assiste aux Conférences de Charlottetown et de Québec avec ses parents. Son journal personnel, Reminiscences of Canada in 1864, est l’un des documents les plus détaillés sur les événements qui ont précédé la Confédération. L’ouvrage contient une description des Pères de la Confédération, notamment de la personnalité de chacun d’entre eux, et il lève le voile sur la politique sociale du milieu du 19e siècle au Canada.
Les bals et les réunions dans les salons ne servaient pas seulement de divertissements. Pour les délégués et leur famille, ces événements permettaient d’établir de précieux contacts politiques.
Mercy Coles, la fille du délégué de l’Île-du-Prince-Édouard, George Coles, est ainsi approchée par plusieurs politiciens haut placés qui espèrent qu’elle pourra inciter son père à soutenir la Confédération. George Coles n’est pas tenté par le plan proposé pour la Confédération. Il déclare n’être disposé à accepter les dispositions d’une éventuelle union qu’à la condition que la tenure à bail, un vieux problème sur l’île du Prince Édouard, soit abolie dans la colonie (voir Questions des terres de l’Île-du-Prince-Édouard). La délégation de la Province du Canada n’accepte pas cette condition et elle évite de l’inclure dans les 72 résolutions présentées à la conclusion de la Conférence de Québec, mais il devient dès lors difficile de rallier George Coles à la cause de la Confédération (voir aussi L’Île-du-Prince-Édouard et la Confédération).
Mercy Coles retranscrit les échanges qu’elle a à la Conférence de Québec avec le futur premier ministre du Canada, John A. Macdonald. « M. J.A. Macdonald a dîné avec nous hier soir, écrit-elle. Après le dîner, il m’a tenu compagnie en parlant de choses et d’autres ». Plusieurs jours plus tard, Mercy Coles poursuit : « Je suis allée dîner dans la soirée. John A. s’est assis à côté de moi. Quel vieux menteur! Il m’a apporté mon dessert dans le salon. Le Conundrum ».
George Brown décrit Mercy Coles comme étant l’une des « nombreuses filles [de George Coles], séduisantes, bien éduquées, bien informées, et vives d’esprit ».
« les membres du cabinet – en particulier les plus influents d’entre eux – sont aussi les danseurs les plus infatigables que j’ai jamais rencontrés. Apparemment, ils ne manquent aucune des danses de toute la soirée. Ce sont des personnages rusés et il ne fait aucun doute qu’ils agissent à des fins politiques. Ils savent que s’ils parviennent à gagner l’affection des femmes et des filles du pays en dansant avec elles, les hommes en seront d’autant plus faciles à conquérir ». — Edward Whelan, délégué de l’Île-du-Prince-Édouard, 1864
Mercy Coles est consciente de l’importance politique des festivités et mentionne dans son journal lorsqu’une activité sociale ne permet pas d’aboutir aux fins escomptées. Le 14 octobre 1864, elle écrit ainsi :
« Je pense que le bal fut plutôt un échec pour les délégués. Les gens du Québec n’ont présenté aucune des femmes ni aucun des hommes à un partenaire potentiel et ne se sont pas préoccupés de savoir s’ils avaient ou non soupé. Les deux colonels Gray [ John Hamilton Gray, de l’Île-du-Prince-Édouard, et John Hamilton Gray, du Nouveau-Brunswick] sont assez mécontents de la manière dont leurs filles ont été traitées ».
Mercy Coles attrape la diphtérie pendant son séjour à Québec et est traitée par le docteur Charles Tupper, premier ministre de la Nouvelle-Écosse. Sa maladie fait qu’elle manque certaines des festivités, mais elle reçoit un flux continu de visiteurs et consigne les nouvelles qu’ils lui donnent.
Luce Cuvillier
Luce Cuvillier, femme d’affaires et philanthrope (née le 12 juin 1817 à Montréal, Québec; décédée le 28 mars 1900 à Montréal)
Fille d’un important marchand de Montréal, Luce Cuvillier est passée à l’histoire comme la « maîtresse » de George-Étienne Cartier. Or, son rôle dans la vie de Cartier est beaucoup plus important que la composante d’un triangle amoureux. Femme cultivée et grande philanthrope, elle est considérée par l’historien Gérard Parizeau comme l’« égérie » de Cartier, l’accompagnant et le soutenant dans sa carrière politique.
À la fin des années 1860, selon l’historien Brian Young, Cartier et Luce Cuvillier vivent ensemble (quoique les amants gardent pour la forme, une adresse distincte) et leur liaison est de notoriété publique dans la classe politique. De fait, aucun de ses adversaires politiques ne s’en sert contre lui et les journalistes se contentent de signaler la présence de mademoiselle Cuvillier aux activités sociales auxquelles prend part Cartier. En 1866, Luce Cuvillier est avec lui lors de la Conférence de Londres.
Femme d’affaires indépendante, Luce Cuvillier est fascinante parce qu’elle est une figure non traditionnelle dans le Montréal victorien du milieu du 19ᵉ siècle.
Demeurée célibataire, ses contemporains rapportent qu’elle est une femme intelligente qui s’intéresse à la politique et qui n’hésite pas à exprimer ses opinions. Elle lit Lord Byron, Charles Baudelaire, les romans de George Sand et tout comme cette dernière, elle fume le cigare et revêt à l’occasion le pantalon dans son jardin
Lady Agnes Macdonald
Susan Agnes Macdonald (née Bernard), baronne et écrivaine (née le 24 août 1836 à Spanish Town, en Jamaïque; décédée le 5 septembre 1920 à Eastbourne, en Angleterre).
Lady Agnes Macdonald est la seconde épouse du premier ministre du Canada sir John A. Macdonald. Le couple se marie à la veille de la déclaration de la Confédération (le 16 février 1867), au moment même où l’Acte d’Amérique du Nord britannique est débattu à la Chambre des lords en Angleterre. En tant qu’épouse du premier ministre, lady Macdonald incarne l’idéal du comportement d’une dame du 19e siècle : profondément religieuse, dévouée envers sa famille et s’impliquant dans diverses bonnes œuvres au sein de la communauté.
On s’attend également de lady Macdonald qu’elle soutienne la carrière politique de son mari en organisant des événements mondains et des dîners pour les collègues de ce dernier, ainsi qu’en adoptant ses « activités et passe-temps » (lady Macdonald, 7 juillet 1867). Les preuves suggèrent qu’elle ne trouve pas les événements mondains faciles ou agréables, mais qu’elle se sent beaucoup plus à l’aise dans la tribune des dames de la Chambre des communes. Elle a la réputation de transmettre des messages codés en langage des signes à son mari, ou de s’emporter contre ses adversaires politiques. À la suite d’un débat particulièrement houleux lors de la session 1878, le premier ministre Alexander Mackenzie observe une explosion plutôt inconvenante lorsque « lady Macdonald, depuis la galerie, telle une Reine du jour, frappe du pied et exclame : “Mais quelles basses tactiques! Du jamais vu!” »
Ne pouvant ni voter ni exercer de charge, Agnes Macdonald ne pouvait contribuer directement aux processus politiques et à l’élaboration de politiques grâce auxquels le Dominion du Canada a vu le jour. Elle a en revanche été une observatrice informée et engagée de son monde, dont les perspectives et les expériences ont été consignées dans son journal ainsi que ses récits de voyage et esquisses politiques publiés.
Lady Dufferin
Hariot Georgina Hamilton-Temple-Blackwood, marquise de Dufferin et Ava, consort vice-royale et diplomate (née le 5 février 1843 à Killyleagh, Irlande [du Nord]; décédée le 25 octobre 1936 à Londres, en Angleterre).
Consort vice-royale du gouverneur générallord Dufferin de 1872 à 1878, lady Dufferin transforme Rideau Hall en centre social et culturel. Elle est la première épouse d’un gouverneur général à parcourir le Canada et l’une des consorts vice-royales les plus connues et les plus appréciées.
Comme tout gouverneur général, lord Dufferin doit s’abstenir de participer à la politique et ne peut être présent lors des débats à la Chambre des communes. En revanche, son épouse, qui n’est pas tenue par les mêmes obligations, observe la vie parlementaire à la chambre basse. Lady Dufferin en fait à son époux un compte rendu circonstancié, s’attardant sur les faits et gestes de chaque homme politique, et veille ainsi à ce qu’il suive le cours de la politique canadienne. Elle est généralement accompagnée d’un assistant du gouverneur général, qui présente lui aussi un rapport au gouverneur général.
Lady Dufferin décrit également les affaires parlementaires dans les lettres qu’elle adresse à sa mère (publiées en 1891 sous le titre Canadian Journal). Elle se contente parfois d’observations anodines – « La journée n’a pas été très intéressante, mais je me suis néanmoins divertie, car plusieurs personnes ont prononcé des discours très courts et j’ai pu découvrir leurs “manies et leurs tics” » –, mais y dépeint aussi des moments historiques.
« [8 avril 1873] Je me suis rendue à la Chambre, car une échauffourée se préparait. […] [Le 2 avril dernier] l’opposition avait demandé la constitution d’un comité afin d’enquêter sur la conduite de membres du Gouvernement, qu’elle accusait de corruption. Elle n’a pas obtenu gain de cause et le Gouvernement a lui aussi appelé à la formation de ce même comité, afin de demander justice. Tout ceci a échauffé les esprits ».
Lady Dufferin fait référence au scandale du Pacifique qui entraîne la prolongation du mandat du Parlement en 1873 et la chute du gouvernement Macdonald.