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Orphelins de Duplessis

Les orphelins de Duplessis sont un groupe d’enfants placés, entre 1935 et 1964, dans des crèches, orphelinats et hôpitaux psychiatriques, où plusieurs ont été maltraités ou abusés. Un nombre important d’entre eux reçoivent de faux diagnostics de handicaps mentaux, afin que les institutions qui les hébergent reçoivent des subventions réservées aux établissements psychiatriques. Cette pratique a lieu principalement sous le premier ministre Maurice Duplessis, dont le nom est donc repris pour désigner ces enfants. Après plusieurs années de combats juridiques et de pressions politiques, la plupart des orphelins de Duplessis obtiennent une forme de dédommagement de la part de l’État québécois.

Cet article traite de thématiques délicates comme l’abus physique et sexuel qui peuvent ne pas convenir à tous les publics.

Notre-Dame-de-la -Merci Orphanage, Huberdeau, c. 1941

Contexte sociopolitique

En 1948, le gouvernement fédéral canadien met en place un programme de subvention aux services de santé provinciaux. Le premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, préconise alors plutôt la charité privée dans le financement des institutions administrées par des communautés religieuses. Il craint surtout l’ingérence de l’État dans leurs activités. Néanmoins, le financement fédéral des hôpitaux et des établissements d’assistance privés augmente considérablement durant cette période au Québec.

Entre 1935 et 1964, des milliers d’enfants orphelins sont abandonnés (parfois parce qu’ils sont nés hors mariage) ou confiés à l’État par leur mère, leur père ou d’autres membres de leur famille. Ces orphelins sont élevés dans institutions comme des crèches, des orphelinats ou des hôpitaux psychiatriques dirigés par des congrégations catholiques.

En 1999, le chercheur Martin Poirier et le professeur Léo-Paul Lauzon soutiennent que le placement de certains enfants dans des asiles à partir des années 1950 aurait été motivé par des raisons financières. Ils montrent en effet qu’en 1956, le gouvernement fédéral subventionne 0,70$ par jour chaque enfant vivant dans un l’orphelinat comparé à 2,25$ pour chaque patient interné en raison d’un diagnostic de maladie mentale dans un asile psychiatrique. Ces chercheurs mettent ainsi en évidence que l’attribution à certains orphelins de faux diagnostic de troubles mentaux permet à des institutions du Québec de toucher ces octrois plus élevés du gouvernement fédéral.

Abus et conséquences

Les enfants confinés reçoivent dans les institutions où ils sont placés des soins rudimentaires; la discipline y est sévère et certains sont négligés, molestés ou abusés. Plusieurs d’entre eux sont victimes de violence physique sévère de la part des religieux ou de gardiens, parfois armés de sangles de cuir ou de barreaux de chaise. Ceux qui sont faussement diagnostiqués comme ayant un handicap intellectuel sont médicamentés, certains sont même soumis à des électrochocs.

Les enfants sujets au traitement abusif de ces institutions n’ont pas la chance d’avoir un développement sain. Le niveau d’éducation donné à ces enfants est largement inadéquat. Ils n’ont pas l’appui d’une famille normale et ne peuvent pas accéder à une carrière facilement. Plusieurs voient leur santé mentale profondément affectée.

La prise de conscience par rapport à ce phénomène commence avec la publication de mémoires tels que Les fous crient au secours (1961) et Ma chienne de vie (1964). Ces mémoires exposent la situation des patients dans les asiles. Le Rapport de la Commission d’étude des hôpitaux psychiatriques déposé en 1962 au gouvernement du Québec contribue à mettre un terme à cette pratique d’internement des enfants en hôpitaux psychiatriques.

Les enfants qui quittent les institutions ne sont pas prêts à la vie à l’extérieur. Ils disparaissent de la conscience publique pendant une vingtaine d’années. Leur histoire revient dans l’actualité à la suite de la parution de l’ouvrage de Pauline Gill, Les enfants de Duplessis (1991). Celui-ci entraîne la publication de nombreux autres récits et témoignages qui exposent la situation vécue par ces enfants.

Dormitory at the Notre-Dame-de-la-Merci orphanage, Huberdeau, Quebec

Poursuites judiciaires

En 1992, Hervé Bertrand et d’autres internés comme orphelins dans leur enfance entament des démarches dans le but d’intenter, avec le soutien d’avocats, un recours collectif. Ils parviennent à rencontrer des dizaines d’individus qui ont été institutionnalisés dans leur enfance pour dresser un portrait des évènements et des expériences communes de ces orphelins.

En 1993, sept demandes d’autorisation pour exercer un recours collectif sont ainsi déposées à la Cour du Québec. La perspective de recours collectifs nourrit l’espoir au début, mais un jugement rejette ces demandes en 1995, en affirmant qu’elles ne se conforment pas aux critères requis pour les recours collectifs. En outre, l’initiative n’obtient pas le soutien du Fonds d’aide aux recours collectifs du Québec et la plupart des orphelins n’ont pas les moyens de financer eux-mêmes ces démarches judiciaires. Les accusations pour lesquelles ils demandent réparation incluent le placement erroné des orphelins dans des hôpitaux psychiatriques et l’absence d’éducation adéquate. Sans nier ces placements d’enfants en institutions, les congrégations religieuses soulèvent les problèmes de manque de personnel et d’argent qui les ont touchées à l’époque. Elles contestent cependant les accusations d’abus et cherchent à éviter qu’elles ne ternissent l’ensemble du travail réalisé par les congrégations religieuses dans l’histoire du Québec.

Entretemps, la police de Montréal propose à quelques orphelins de déposer des plaintes formelles concernant des actes de nature criminelle. Le dossier est transféré à la Sûreté du Québec, puisque les sept établissements mis en cause se trouvent dans différentes régions. Certains des plaignants trouvent l’enquête parfois intimidante, irrespectueuse ou trompeuse. Après l’évaluation les 321 plaintes soumises par les orphelins, le Procureur général du Québec Paul Bégin décide de ne procéder à aucune poursuite. Cette décision est expliquée par un manque de preuve, des délais de prescription, le retrait de certaines plaintes ou le fait que des accusés soient décédés.

Excuses officielles et dédommagements

Le Protecteur du citoyen, Daniel Jacoby, accepte toutefois la demande des représentants des orphelins d’enquêter sur le cas. En janvier 1997, il dépose un rapport recommandant que les orphelins reçoivent, au minimum, des excuses publiques de la part des acteurs impliqués et propose des scénarios de dédommagements, qui seraient pris en charge par l’État québécois, la profession médicale et les congrégations religieuses.

En novembre 1997, la ministre fédérale de la Justice, Anne McLellan, mandate la Commission du droit du Canada d’évaluer « [l]es mesures de réparation des sévices physiques et sexuels contre les enfants placés en établissements […] dirigés, financés ou parrainés par le gouvernement ». Une étude menée en 1997 compare la qualité de vie et la santé mentale d’un groupe d’orphelins de Duplessis avec celles d’un autre groupe de citoyens à faible revenu d’une ancienne étude réalisée en 1988. Les conclusions montrent le potentiel d’impacts négatifs à long terme de l’institutionnalisation sur les enfants. En effet, le groupe des orphelins de Duplessis montre un niveau d’éducation considérablement moins élevé, des difficultés d’attachement plus marquées, un niveau de bien-être moindre et un niveau de stress plus élevé.

En mars 1999, le gouvernement du Québec dirigé par Lucien Bouchard offre des excuses publiques aux orphelins de Duplessis. Une subvention de 300 000$ est versée au Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis. Un fonds de trois millions de dollars devant servir à aider environ 3 000 victimes est également créé. Celui-ci est cependant non assorti de compensations individuelles. De plus, les évêques du Québec refusent de présenter des excuses et écartent l’idée de verser des compensations financières.

Au printemps 2000, le Comité d’appui pour la justice aux orphelins de Duplessis obtient l’appui de personnalités publiques, dont l’ancien ministre péquiste de la Santé Denis Lazure et certains membres de la profession médicale, pour relancer le débat sur des compensations aux anciens enfants institutionnalisés. Le 30 juin 2001, le Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis accepte l’offre d’indemnisation du gouvernement. Celle-ci prévoit un montant de 10 000$ par personne en plus d’un montant de 1 000$ par année d’internement jusqu’à un maximum total de 25 000$ dans le cadre du Programme national de réconciliation. En échange du versement de ces compensations, les personnes qui y ont recours doivent renoncer à toute poursuite pour les préjudices visés par ce programme.


Après 2001, plus de 1 000 orphelins de Duplessis se partagent ainsi des compensations d’un montant total d’environ 26 millions de dollars. En 2007, un nouveau programme du gouvernement du Québec prévoit que 1 270 orphelins supplémentaires qui ont été internés dans des établissements non psychiatriques reçoivent chacun 15 000$. Au total, le gouvernement du Québec a reçu plus de 6 500 demandes d’aide financière d’orphelins de Duplessis. Sans présenter d’excuses officielles, le Collège des médecins formule des regrets dans une lettre adressée aux orphelins en 2012.

En mars 2018, certains orphelins présentent une demande de recours collectifs qui vise 8 communautés religieuses. Ces orphelins réclament 875 000$ chacun. Cependant, le dossier est rejeté par la Cour supérieure du Québec. Deux autres demandes de recours collectifs sont déposées en avril 2018 et en juillet 2020.