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Réseaux des routes de traite des fourrures

Durant toute l’époque de la traite des fourrures (du début du 17e jusqu’à la fin du 19e siècle), les cours d’eau ont été les « autoroutes » naturelles des trappeurs des Premières Nations et des négociants en fourrures européens. Des réseaux de cours d’eau reliaient les sociétés autochtones de l’Atlantique, de la vallée du fleuve Saint-Laurent, des Grands Lacs et du bassin de la baie d’Hudson. La géographie hydrique de l’Amérique du Nord a facilité les voyages à l’intérieur du continent, permis l’expansion et la colonisation européenne dans l’Amérique du Nord autochtone et façonné les relations entre Européens et Autochtones dans le contexte de la traite des fourrures. Ce vaste système de rivières, de lacs et de portages sillonnait les territoires autochtones et a été utilisé pendant des générations. Au plus fort de la traite des fourrures, la principale route de canot s’étendait de l’île de Montréal à l’ouest, à travers les Grands Lacs, et de la rive nord-ouest du lac Supérieur, en passant par les hautes terres, jusqu’au bassin de la baie d’Hudson. À partir du bassin du lac Winnipeg, les trappeurs autochtones et les négociants européens se rendaient dans les Prairies de l’Ouest en utilisant les rivières Assiniboine, Qu’Appelle et Souris, et jusqu’au pied des Rocheuses en utilisant les branches nord et sud de la rivière Saskatchewan, pour aboutir dans la région de l’Athabasca en passant par la rivière Sturgeon-weir et le portage La Loche.

La CBH et la traite des fourrures
Réseaux de traite des fourrures

Le bassin du fleuve Saint-Laurent et des Grands Lacs

Pour les Européens qui s’aventurent vers l’ouest en traversant l’océan Atlantique, les deux principales voies d’accès pour la traite des fourrures sont le fleuve Saint-Laurent et la baie d’Hudson. La Nouvelle-France établit un immense empire basé sur la traite des fourrures en naviguant dans les lacs, rivières et portages qui parcourent l’immense région intérieure de l’Amérique du Nord. À partir de la côte Atlantique, le golfe du Saint-Laurent et le fleuve Saint-Laurent permettent aux Français de pénétrer vers l’ouest et d’atteindre, en passant par les Grands Lacs, la vallée du Mississippi, la baie d’Hudson et la baie James, puis de voyager jusqu’au bassin du lac Winnipeg et au-delà. À partir de leurs établissements de Québec et Montréal, les Français commencent par exploiter le vaste réservoir de fourrures qui entoure le fleuve Saint-Laurent et ses tributaires, ce qui comprend les peaux de castor provenant de la rivière Saguenay, du lac Saint-Jean et de la rivière Mistassini. En outre, des peaux de castor arrivent dans le Saint-Laurent depuis la rivière Outaouais, dont les sources remontent au nord-ouest jusqu’au lac Témiscamingue, à la rivière Abitibi et à la baie James.

La « route des voyageurs », établie par les Français, passant par le fleuve Saint-Laurent et les rivières Outaouais, Mattawa et la Rivière des Français pour atteindre la baie Georgienne dans le Lac Huron, jouera ensuite un rôle très important dans la traite. Dans les années 1740, les Français agrandissent la route des voyageurs pour atteindre le lac Supérieur puis les vastes réserves de fourrures du bassin de la baie d’Hudson. Après la conquête de la Nouvelle-France en 1760, cette route continue à être utilisée par les colporteurs anglais, écossais, américains et canadiens français de Montréal puis par la Compagnie du Nord-Ouest (CNO). La route qui traverse les terres entre le lac Supérieur et le bassin de la baie d’Hudson débute à Grand Portage (puis à Fort William, à l’embouchure de la rivière Kaministiquia, après la signature du en 1794). Elle zigzague vers le nord et l’ouest, empruntant une série de rivières et de lacs séparés par plus de 50 portages tortueux. À partir du lac Winnipeg, les négociants se dirigent vers l’ouest en empruntant les deux branches de la rivière Saskatchewan. Beaucoup vont vers le nord-ouest en utilisant le portage La Loche, qui relie le lac La Loche et la rivière Clearwater, puis vers le lac Athabasca. À partir de la région de l’Athabasca, la traite des fourrures s’étend jusqu’aux rivières de la Paix, des Esclaves et Mackenzie.

Carte du réseau de traite des fourrures par Peter Pond

Le bassin de la baie d’Hudson

La baie d’Hudson est la deuxième voie d’accès aux animaux à fourrure de la forêt boréale et aux grands troupeaux de bisons des prairies du nord. La Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), basée à Londres, en Angleterre, accède à ces riches territoires de l’intérieur en empruntant des cours d’eau comme les rivières Churchill, Nelson, Hayes, Severn et Albany. Depuis sa fondation en 1670 jusqu’à l’établissement de son premier poste terrestre en 1774, avec la construction de Cumberland House sur la rivière Saskatchewan, la politique officielle de la CBH est de construire ses postes de traite sur la rive de la baie d’Hudson et d’attendre que les Premières Nations leur apportent des fourrures.

La CBH commence à établir des postes à l’intérieur des terres en 1774 afin de contrer la concurrence des colporteurs de Montréal, qui sont très bien organisés, puis de la Compagnie du Nord-Ouest. La plus grande partie du transport de la CBH dans l’intérieur des terres emprunte les fleuves Hayes et Nelson. Le quartier général de la CBH à York Factory est relié à l’intérieur des terres par trois routes, la Upper Track, la Middle Track et la Lower Track. La Upper Track commence au lac Cumberland, emprunte la rivière Sturgeon-Weir, la rivière Goose et le portage Cranberry, descend la rivière Grass et rejoint le fleuve Nelson au lac Split. La Middle Track commence dans le bas de la rivière Saskatchewan, emprunte la rivière Summerberry, le lac Moose puis la rivière Minago jusqu’au lac Cross, avant de rejoindre le fleuve Hayes. La Lower Track commence près de l’embouchure de la rivière Saskatchewan, à Grand Rapids, traverse le haut du lac Winnipeg, puis redescend le fleuve Hayes. Peu importe la route que les négociants de la CBH utilisent, c’est le bassin des fleuves Hayes et Nelson qui constitue la porte d’entrée de l’ouest intérieur et qui relie la baie d’Hudson au lac Winnipeg, à la vallée de la rivière Rouge, aux branches nord et sud de la rivière Saskatchewan, et aux grandes plaines nordiques.

Désormais en concurrence directe, la CBH et les autres négociants engagent une course vers l’Ouest en traversant les Prairies. Finalement, des routes se développent, franchissant les Rocheuses en passant par les cols Howse, Athabasca et Yellowhead, puis descendant le fleuve Columbia jusqu’à l’océan Pacifique. Après 1814, les vaisseaux de la CBH contournent le cap Horn pour rejoindre les postes du Pacifique par voie maritime.

Rôle des Autochtones

De récents travaux historiques ont amené à voir plusieurs grands explorateurs européens de la traite des fourrures, comme Henry Kelsey, Anthony Henday, Samuel Hearne et Pierre Gaultier de La Vérendrye, davantage comme des passagers que comme des défricheurs. Sans la coopération et la bonne volonté des Premières Nations, il est peu probable que ces nouveaux arrivants européens, aussi intrépides fussent-ils, aient réussi à trouver leur chemin dans le réseau complexe des cours d’eau et des portages sillonnant l’Amérique du Nord.

Ce sont les peuples autochtones et non les Européens qui dominaient le réseau de voies commerciales de l’Amérique du Nord. L’importance géopolitique et commerciale de ces voies maritimes et terrestres ne saurait être surestimée. La subsistance et même la survie de beaucoup de Premières Nations dépendaient de l’accès à ces routes et de leur contrôle.

Au début du 17e siècle, les peuples innu, algonquin et wendat luttent pour contrôler les voies commerciales menant aux postes de traite français le long du fleuve Saint-Laurent. Dans le Nord-Ouest, les peuples cri et nakoda (assiniboine), après s’être rapidement assuré l’accès au commerce avec la CBH, utilisent des armes d’acier et des fusils pour combattre les Dénés, les Inuits, les Dakotas, les Aaniiih (Gros Ventre) et les Niitsítapi (Pieds-Noirs), afin d’agrandir leur territoire et de renforcer leur position d’intermédiaire le long des routes de traite des fourrures. Plus à l’ouest, les Niitsítapi bloquent le col Howse pour empêcher les employés de la Compagnie du Nord-Ouest de traverser les Rocheuses et de commercer avec leurs ennemis, les Ktunaxa (Kootenay) et les Salish, et de leur fournir des armes. (Voir Salish du continent, Salish de la côte, Salish de la côte nord du détroit de Georgia et Salish de la côte centrale.)

Portages

Les portages servent à relier les voies navigables empruntées par la traite des fourrures. Les portages sont les endroits où les canots et leurs cargaisons doivent être transportés par voie terrestre pour contourner des rapides, des rochers ou des courants trop dangereux, ou pour atteindre un autre cours d’eau navigable. Les portages ont été créés et entretenus par les peuples autochtones bien avant l’arrivée des colonisateurs européens.

Traite des fourrures au Canada
White Mud Portage, Winnipeg

Les principaux portages de la traite des fourrures au Canada sont le Grand Portage, le portage du Traité et le portage La Loche. D’un point de vue géographique, ces portages sont importants parce qu’ils correspondent aux frontières des grands bassins de rivières. Le Grand Portage relie l’ensemble constitué par le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs au bassin de la baie d’Hudson; le portage du Traité relie les bassins de la rivière Saskatchewan et de la rivière Churchill; le portage La Loche relie la rivière Churchill à la région de l’Athabasca, au bassin de la rivière Mackenzie et à l’océan Arctique.

Ces portages ont une grande importance commerciale, sociale et spirituelle pour les voyageurs autochtones et pour les négociants européens. Lorsqu’ils franchissent des portages importants, marquant la frontière entre différents bassins, les voyageurs canadiens français organisent des cérémonies et des simulacres de baptême des novices, un rite d’initiation marquant le passage symbolique entre des mondes différents, la transition d’un bassin de rivières à un autre.

Fort William

Technologies de transport

Pour voyager dans l’intérieur du continent, les Européens sont très dépendants des technologies et des connaissances environnementales et géographiques des Autochtones. Le canot d’écorce, une technologie ingénieuse des Premières Nations, que l’on retrouve du golfe du Saint-Laurent jusqu’au bassin de la baie d’Hudson, est à la fois léger et facile à réparer en cours de route. Très rapidement, les nouveaux arrivants apprécient et adoptent le canot d’écorce, le moyen de transport le mieux adapté pour naviguer dans les lacs et les rivières du Canada parce qu’il est très stable dans les eaux tumultueuses, suffisamment léger pour être porté, assez solide pour transporter plusieurs fois son poids en cargaison, et qu’il peut être réparé partout où l’écorce de bouleau est abondante.

De manière générale, deux types de canots sont utilisés pour naviguer dans les cours d’eau du réseau de traite des fourrures : le canot du maître, un grand canot de marchandise utilisé pour transporter des biens et des fourrures entre Montréal et le Grand Portage sur le lac Supérieur, et le canot du nord, un canot plus petit qui permet aux négociants d’accéder aux lacs, rivières et ruisseaux plus petits du Nord-Ouest. De son côté, la CBH adopte la barge de York, qui demeure le principal moyen de transport de marchandises entre York Factory dans la baie d’Hudson et les postes de traite terrestres des années 1820 jusqu’à l’arrivée des bateaux à vapeur sur le lac Winnipeg dans les années 1870.

« Shooting the Rapids »

Sites stratégiques

Les villages autochtones et les postes de traite qui parsèment le réseau de routes commerciales canadiennes sont souvent très près les uns des autres, car les sites des postes de traite sont choisis en fonction de la présence de peuples autochtones disposés à faire du commerce. Pour cette raison, les portages et les carrefours des grandes voies de transport tendent à devenir des centres de peuplement et de regroupement saisonniers où des Autochtones et des Européens se rassemblent pour des motifs commerciaux, spirituels, sociaux, diplomatiques ou alimentaires. Ainsi, on retrouve sur le site de Baawaating (Sault Ste. Marie), où la turbulente Rivière St. Marys relie le lac Supérieur au lac Huron, un village anichinabé permanent, une population saisonnière de clans anichinabés qui viennent pratiquer la pêche dans les rapides, ainsi qu’une mission jésuite et plusieurs postes de traite. Cet endroit est aujourd’hui le site des cités jumelles de Sault Ste. Marie, en Ontario, et de Sault Ste. Marie, au Michigan.

Un autre exemple est la Fourche de la rivière Rouge et de la rivière Assiniboine. Ce site a été un lieu de regroupement de Premières Nations pendant plus de 6 000 ans, et une longue liste de postes de traite européens y ont été établis, dont Fort Rouge (poste français), Fort Gibraltar (Compagnie du Nord-Ouest) et Fort Garry, qui deviendra Upper Fort Garry après la fusion de la CNO et de la CBH en 1821. Ainsi, dans une large mesure, la situation des postes de traite européens, ainsi que des futurs établissements, a été déterminée par la géographie sociale autochtone existante.