L’une des commissions ayant eu le plus d’influence sur le cours de l’histoire canadienne, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1969) change radicalement la politique linguistique aux échelles fédérale et provinciale. Elle est créée en réaction au malaise grandissant parmi les Canadiens français du Québec, qui demandent la protection de leur langue et de leur culture et attendent l’occasion de participer pleinement à la prise de décisions en matière politique et économique. Les conclusions de la commission mènent à des changements en matière d’éducation en français partout au pays, à la création du ministère fédéral du Multiculturalisme et à l’adoption de la Loi sur les langues officielles.
Origines de la Commission
Révolution tranquille
De la fin des années1950 aux années1970, le Québec est témoin d’importants changements sociaux, politiques, économiques et culturels. Ce phénomène est connu sous le nom de Révolution tranquille.
Après le décès du premier ministre du Québec Maurice Duplessis en 1959, le peuple élit en 1960 un gouvernement libéral mené par Jean Lesage. Ceci met fin au long règne de conservatisme politique et de nationalisme clérical (voir Lionel-Adolphe Groulx) du parti Union nationale de Duplessis, au pouvoir depuis 1935 (sauf entre 1940 et 1944).
La Révolution tranquille est une période caractérisée par une montée du nationalisme francophone, une modernisation rapide, une laïcisation radicale (soit une séparation de l’Église et de l’État) et un rejet de la suprématie anglophone dans les sphères politique et économique.
Nationalisme francophone au Québec
Dans la deuxième moitié des années1950, certains érudits francophones remettent en question l’infériorité socioéconomique des Canadiens français au Québec par rapport à la minorité anglophone ayant la mainmise sur les secteurs financiers, commerciaux et industriels. Il semble alors que le Québec a pris du retard par rapport aux autres sociétés occidentales et doit les rattraper.
Cette nouvelle classe intellectuelle désire alors mettre sur pied une société francophone urbaine, laïque, démocratique et moderne. Elle souhaite transférer le contrôle sur la santé, l’éducation et les services sociaux de l’Église à l’État et développer une fonction publique basée sur le professionnalisme plutôt que sur le mécénat (voir aussi Relations francophones-anglophones, Nationalisme canadien-français et Nationalisme francophone au Québec).
Une certaine pression est également exercée par la Chambre des communes. Par exemple, lors des élections fédérales de 1962, l’aile québécoise du parti Crédit social menée par Réal Caouette, les créditistes, remporte 26sièges et 26% du vote populaire de la province. Dans ses premières années à Ottawa, le Parti créditiste appuie la montée du français au Parlement fédéral et dans les services publics et envisage brièvement l’idée d’un «statut spécial» pour le Québec.
L’affaire Donald Gordon
En novembre1962, Donald Gordon, président de Chemins de fer nationaux du Canada (CN), se voit demander par une commission parlementaire fédérale sur les chemins de fer d’expliquer ce pour quoi il n’y a aucun francophone parmi les 17vice-présidents de la société de la Couronne. À l’époque, CN est encore basé à Montréal. L’homme répond alors que les Canadiens français n’ont pas les compétences nécessaires pour remplir des postes de haute direction dans l’entreprise.
Au Québec, ces propos sont accueillis par de la colère et des protestations. Notamment, des étudiants de l’Université de Montréal, menés par Bernard Landry, président de l’association étudiante (et futur chef du Parti québécois et futur premier ministre du Québec), se rassemblent pour une manifestation devant les quartiers généraux de CN, à l’hôtel Le Reine Elizabeth, et brûlent l’effigie de Donald Gordon.
Inspiré de l’affaire Gordon, le rédacteur en chef du journal Le Devoir, André Laurendeau, est le premier à proposer une commission royale pour évaluer l’insatisfaction des Québécois par rapport à leur place au Canada.
Lui aussi motivé par l’affaire Gordon, ainsi que par la Révolution tranquille au Québec, le premier ministre canadien Lester B. Pearson met sur pied en 1963 la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. L’homme a alors l’impression que le Canada est sur le point de vivre une crise d’unité nationale qui se diviserait selon la langue. Tandis que certains nationalistes francophones désirent plus de pouvoirs et d’autonomie pour le Québec, d’autres militent pour que la province se sépare du Canada, avançant qu’un État indépendant est la seule manière pour les francophones de réellement réaliser leurs ambitions et d’assurer leur propre gestion. Le premier ministre canadien est donc convaincu que les politiques fédérales sur le Québec et le français au Canada doivent être modifiées pour éviter l’émergence d’une crise nationale.
Laurendeau et Dunton
André Laurendeau et Arnold Davidson Dunton, figure importante du milieu de l’enseignement et journaliste, sont nommés coprésidents de la commission. Cette dernière devient ainsi connue sous le nom de Commission Laurendeau-Dunton. André Laurendeau décède en 1968 et est remplacé par Jean-Louis Gagnon. Arnold Davidson Dunton, considéré comme un visionnaire et un humaniste, est le tout premier président à plein temps de la société Radio-Canada et est recteur de l’Université Carleton.
La Commission rassemble dix commissaires représentant la mosaïque linguistique et culturelle du Canada. Ils sont tous bilingues et la Commission conduit ses travaux dans les deux langues. Puisque l’éducation est de compétence provinciale, les coprésidents font appel à la collaboration de tous les premiers ministres provinciaux dans cette partie de l’enquête.
Portée de la Commission
La Commission enquête sur trois aspects principaux de la question: l’étendue du bilinguisme dans l’administration fédérale, le rôle des organismes publics et privés dans la promotion de meilleures relations culturelles et les perspectives offertes aux Canadiens de devenir bilingues en français et en anglais. Les commissaires s’appuient sur le principe directeur d’un «partenariat égal», c’est-à-dire l’égalité des chances, pour les francophones et les anglophones, de faire partie des institutions qui affectent leur vie.
Au départ, le mandat de la Commission est limité aux enjeux liés à la langue et à la culture des «peuples fondateurs» anglophones et francophones du Canada. Cependant, certains des plus grands groupes ethnoculturels du pays s’opposent dès le début des audiences à l’hypothèse de base, qui déclare le pays officiellement bilingue et biculturel. L’objectif de la Commission est donc élargi. Les commissaires doivent désormais faire rapport sur la contribution culturelle des autres groupes ethniques et sur les moyens de conserver cet apport.
En 1965, les commissaires publient un rapport préliminaire qui confirme leur croyance que le pays traverse une crise nationale. Ils confirment également leur approche basée sur «deux peuples fondateurs» pour gérer les tensions sociales et linguistiques au Canada . Ils appuient fortement l’idée que seuls l’anglais et le français doivent être reconnus comme langues officielles. Le concept d’un biculturalisme officiel est cependant mis de côté.
Après le dépôt d’un rapport préliminaire en 1965, le rapport final est publié en six volumes: Les langues officielles (1967), L’Éducation (1968), Le monde du travail (statut socioéconomique, administration fédérale, secteur privé, 1969), L’apport culturel des autres groupes ethniques (1969), La capitale fédérale (1970) et Associations bénévoles (1970).
Adoption de la Loi sur les langues officielles
Après la publication du rapport final de la Commission en 1969, le gouvernement libéral du premier ministre Pierre-Elliott Trudeau adopte la Loi sur les langues officielles, qui vient mettre en place l’obligation pour le gouvernement fédéral de servir les Canadiens en anglais et en français. La politique officielle du bilinguisme vise ainsi à améliorer les perspectives d’emploi pour les francophones dans les institutions fédérales et le secteur privé; à garantir l’accès des Canadiens français aux services du gouvernement fédéral dans leur propre langue partout au pays; et à remettre en cause la revendication nationaliste selon laquelle le Québec a besoin de pouvoirs spéciaux ou d’un État indépendant pour protéger la langue et la culture françaises.
Multiculturalisme dans un cadre bilingue
Deux ans plus tard, en 1971, la politique du multiculturalisme au Canada est adoptée par le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau. Résultat inattendu de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le multiculturalisme est considéré comme une solution pour gérer à la fois le nationalisme francophone et l’augmentation de la diversité culturelle. La politique reconnaît que les Canadiens sont originaires de milieux culturels très variés et que ces cultures ont une valeur intrinsèque. Lors d’un discours à la Chambre des communes en avril1971, Pierre-Elliott Trudeau la présente comme «une politique de multiculturalisme dans un cadre bilingue» et comme une politique complémentaire de la Loi sur les langues officielles qui facilite l’intégration des nouveaux Canadiens dans l’une ou l’autre des communautés de langue officielle. Le premier ministre affirme alors: «Bien qu’il y ait deux langues officielles, il n’y a aucune culture officielle.»
Controverse
Pour nombre de Québécois, cette commission est une manœuvre pour masquer certains problèmes politiques. Pour de nombreux anglophones, surtout à l’ouest du pays, c’est une tentative pour imposer la langue française à une population qui n’en veut pas. Toutefois, l’enquête révèle que les francophones ne sont pas bien représentés, ni dans l’économie ni dans les rangs des décideurs au gouvernement; que les minorités francophones hors Québec ont moins de possibilités de s’instruire que la minorité anglophone du Québec; et que les Canadiens d’expression française ne peuvent travailler en français dans les organismes du gouvernement fédéral, ni en recevoir des services adéquats dans leur langue.
Changements découlant de la Commission
Les recommandations de la Commission pour résoudre ces problèmes sont mises en œuvre avec un empressement inhabituel. Les autorités scolaires des neuf provinces anglophones apportent des réformes aux règlements touchant à l’éducation de la minorité francophone et s’efforcent d’améliorer l’enseignement du français comme langue seconde, avec l’aide financière du gouvernement fédéral. Le Nouveau-Brunswick se déclare officiellement bilingue; l’Ontario ne le fait pas, mais augmente substantiellement ses services en français. Les droits du français à l’Assemblée législative et devant les tribunaux du Manitoba, révoqués par des lois manitobaines votées en 1890, sont rétablis par une décision de la Cour suprême du Canada en 1979.
Le gouvernement fédéral se dote d’un ministère fédéral du Multiculturalisme. Le bilinguisme institutionnel devient réalité au gouvernement fédéral, avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles (1969) et la nomination d’un commissaire aux langues officielles. À court de temps, la Commission ne se penche pas sur les questions constitutionnelles, comme le prévoit l’introduction au rapport final, et le mouvement vers l’indépendance du Québec se poursuit. Cependant, la Commission jette les bases d’un bilinguisme fonctionnel partout au pays et d’une plus grande acceptation de la diversité culturelle (voir aussi Loi sur les langues officielles (1988)).
Articles connexes: Relations francophones-anglophones, Nationalisme canadien-français, Nationalisme francophone au Québec, Révolution tranquille, Refus global, Cité libre, Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, Loi sur les langues officielles (1969), Loi sur les langues officielles (1988), Commissaire aux langues officielles, Multiculturalisme, Nationalisme