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Le Bog

Historiquement, le « Bog » (« marécage », en français) est le quartier noir de Charlottetown, à l’Île-du-Prince-Édouard. Durant plus de 200 ans, les résidents noirs ont vécu sur cette île au sein de petites communautés; de 1810 à 1900, ils se sont rassemblés toutefois dans ce petit secteur. Le Bog est situé à l’extrémité ouest de la ville, sur des terres marécageuses et inhospitalières. Il s’étend de l’étang Government Pond et du pont Black Sam’s Bridge, au nord-ouest, aux rues Richmond et Rochford, dans le sud-est. Y vivaient alors des Blancs, des Noirs et des personnes d’origines mixtes. À son apogée, environ 100 habitants noirs de l’île s’y sont établis. De nos jours, il n’en reste plus trace, des édifices gouvernementaux se trouvant à l’emplacement historique de ce quartier. Cependant, les descendants du Bog vivent toujours sur l’île, et de nombreuses personnes font pression pour que l’histoire de ce quartier fasse l’objet d’une commémoration officielle.

The Bog neighbourhood

Débuts

Le Bog commence à se peupler dans les années 1780, à l’arrivée de loyalistes et d’un petit groupe de Noirs asservis. À la différence de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, les provinces où résident des Noirs loyalistes, des Noirs libres et des Noirs asservis, la population noire de l’Île-du-Prince-Édouard s’accroît presque exclusivement grâce à l’arrivée de personnes réduites en esclavage.

Le saviez-vous?
L’île Saint-Jean (qui deviendra l’Île‑du‑Prince‑Édouard en 1799) est la seule juridiction en Amérique du Nord britannique à adopter une loi réglementant la population réduite en esclavage. Intitulée Loi déclarant que le baptême des esclaves ne doit pas les exempter de l’esclavage, elle entre en vigueur en 1781. Elle stipule que les Noirs « actuellement présents dans l’île ou qui pourraient y être importés ou amenés ultérieurement [en tant qu’esclaves] conserveront ce statut, sauf s’ils sont libérés par leurs propriétaires respectifs ». Cette loi est adoptée afin de protéger les biens personnels des colons déjà présents dans la colonie, ou ceux qui s’y installeront ultérieurement. (Voir aussi Esclavage des Noirs au Canada.)


Leurs descendants donnent naissance au Bog, sous la gouverne d’une personne anciennement assujettie à l’esclavage, appelé Samuel Martin ou « Black Sam » (qui donne son nom au pont Black Sam’s Bridge). Le 11 août 1812, Samuel Martin présente une demande de terre au Conseil exécutif de l’île relativement à « un terrain vacant situé près du ruisseau Governor’s Creek ». Le Conseil exécutif n’y donne pas suite et s’enquiert plutôt de savoir si d’autres sont intéressés par ces terres. Samuel Martin soumet de nouveau sa demande de terre le 23 août 1813, indiquant au Conseil qu’il y a « érigé une maison, et cultivé et amélioré ladite terre ». Une demande supplémentaire, soumise le 19 octobre 1813, est toutefois nécessaire pour que Samuel Martin reçoive une réponse. Malheureusement, sa demande se voit refusée au profit de James Bagnall, un Blanc qui présente une offre concurrente. Même s’il n’est pas propriétaire de cette terre, Samuel Martin y vit toutefois le restant de ses jours. Au moment de sa mort, le 16 novembre 1863, Samuel Martin est l’un des habitants les plus âgés de Charlottetown et un membre reconnu de la communauté. Les journaux font état du fait qu’il atteint l’âge de 108 ou 110 ans.

Rue Kent, Charlottetown

Communauté

La plupart des résidents noirs du Bog élisent domicile sur les rues Fitzroy, Kent, Rochford et West; ils sont généralement de statut socioéconomique peu élevé. Les premiers membres de cette communauté vivent à proximité de l’étang Government Pond dans des « cabanes », dans un secteur où les ruelles arrière ont la réputation d’accueillir des activités illicites. En 1887, les résidents du Bog mettent toutefois sur pied le Victoria Jubilee Club, unissant ainsi la communauté en vue d’activités de développement personnel, de pique-niques et d’événements. Le groupe musical West End Brass et des rencontres sportives s’y produisent également.

George Godfrey et George Byers sont deux des athlètes les plus connus issus du Bog. Ils deviennent des boxeurs accomplis à Boston, à l’époque où la boxe américaine fait ses débuts. George Godfrey est le premier champion de boxe des poids lourds noirs aux États-Unis, tandis que George Byers combat dans plusieurs catégories de poids. Le hockey est également un sport populaire auprès des membres de cette communauté qui se rassemblent à l’étang Government Pond pour y patiner, ainsi que pour y disputer des parties de shinny (un précurseur du hockey) et des compétitions de hockey. Tommy Mills, qui vit non loin de l’étang, met sur pied le Rangers Hockey Club. Ses joueurs disputent leur premier match en 1900, au jour de l’An. Cet événement marque les débuts de l’équipe de hockey des West End Rangers, qui sera ensuite intégrée à la Colored Hockey League des Maritimes. Les Rangers sont connus pour leurs « ruées éclair », et la ligue dans son ensemble pour ses techniques novatrices comme le lancer frappé. Si ce style de jeu perdure dans le hockey contemporain, les West End Rangers s’éteignent lorsque le Bog est réaménagé.

École West End

Éducation

L’école du Bog est construite en 1848, sur la rue Rochford. C’est l’une des écoles les plus progressistes de la région. Contrairement aux écoles de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, où règne la ségrégation, l’école du Bog intègre à la fois les étudiants blancs et noirs en raison de la composition du voisinage. À l’Île-du-Prince-Édouard, les écoles qui pratiquent la ségrégation ne sont pas réglementées si la population noire de la région est peu nombreuse. Établie à l’intention des résidents défavorisés, l’école du Bog peut également être fréquentée gratuitement. (Le Free Education Act, – littéralement, la Loi sur la gratuité scolaire – adopté en 1852, assure la gratuité scolaire sur toute l’île.) Cette école est largement fréquentée et, en 1868, des plans sont dessinés en vue de la construction d’une nouvelle et plus grande école capable d’accueillir davantage d’élèves. Ce nouvel établissement est rebaptisé « West End School » et poursuit ses activités jusqu’en 1903.

Tensions raciales

En dépit du caractère inclusif de la communauté et de l’école, le racisme est omniprésent tout au long du 19e siècle. Par exemple, en 1840, deux maisons de la rue Rochford principalement habitées par des femmes noires font l’objet d’un incendie volontaire. On pense que des activités de prostitution sont menées dans ces maisons. L’une d’elles est détruite.

Un autre incident survient en août 1878, lorsque George Kelley, un jeune homme de 16 ans d’origines mixtes, est accusé d’avoir jeté deux pierres sur un chariot tiré par des chevaux et conduit par deux hommes blancs. L’un des conducteurs du chariot tire trois balles sur George Kelley, dont l’une atteint celui-ci à la poitrine. George Kelley meurt dans les 20 minutes, et les deux conducteurs font l’objet d’accusations. Au cours du procès, la cour apprend que George Kelley n’est probablement pas responsable d’avoir lancé ces pierres. Des témoins rapportent également que les deux hommes utilisent un langage révoltant et raciste en s’éloignant de la scène. De plus, l’avocat met en contraste les témoins du Bog, qu’il appelle « de pauvres créatures, misérables et illettrées issues du Bog », avec les citoyens « honnêtes, convenables et respectables » de Charlottetown. Le journal Daily Examiner décrit même la victime comme le membre d’une « race étrange, faible et avilie ». Les individus accusés de meurtre finissent par être acquittés et libérés.

Déclin

Le recensement de l’île de 1881 fait état de 84 Noirs habitant le Bog, une indication que la population noire de ce voisinage amorce sans doute un déclin. La plupart sont des ouvriers, comme des ramoneurs, des domestiques, des ferblantiers, des pêcheurs, des charpentiers, des blanchisseurs et des forgerons. En dehors du Bog, 87 personnes noires vivent dans les secteurs ruraux de l’Île-du-Prince-Édouard, principalement dans le comté de Kings. Tout comme le Bog, cette région connaît toutefois une vague d’émigration vers les États-Unis à la fin du 19e siècle.

En plus du déclin de la population, le Bog fait l’objet d’importants réaménagements juste avant le tournant du 20e siècle. À la suite du réaménagement de ce secteur, il n’existe plus de quartier noir dans Charlottetown, et l’étang Government Pond est abondamment recouvert. De nos jours, ce site est constitué d’immeubles administratifs du gouvernement provincial et d’un parc de stationnement construit dans les années 1960, ainsi que de résidences construites entre 1900 et 1910.