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Scandale du thon avarié

Le scandale du thon avarié, ou « tunagate » en anglais, est un scandale politique survenu en 1985. C’est un cas d’ingérence du gouvernement fédéral dans le travail des inspecteurs d’aliments et de vente subséquente de conserves de thon qu’on avait jugé impropre à la consommation humaine. C’est le premier grand scandale du gouvernement de Brian Mulroney dont le cabinet a vu sa compétence remise en question. La situation a entraîné la démission du ministre des Pêches, l’adoption de lois pour empêcher l’ingérence politique dans le travail des inspecteurs d’aliments, un resserrement de la réglementation entourant la qualité des aliments et la fermeture de la seule conserverie de thon au Canada.

Contexte

Star-Kist Canada inc. était une entreprise canadienne qui mettait en conserve le thon à Bayside, Nouveau-Brunswick, près de la ville de Saint Andrews. En 1985, c’était le plus important secteur d’activité du comté de Charlotte, fort de ses 400 emplois. L’entreprise vendait du thon sous divers noms et mettait le thon en conserve pour une douzaine d’autres entreprises. La conserverie de thon de Saint Andrews était la seule de son genre au Canada. Filiale de la société H. J. Heinz de Pittsburgh, elle occupait 40 à 50 % du marché du thon vendu au Canada à l’époque. La plupart du thon transformé à l’usine était pêché dans les eaux côtières de l’Afrique de l’Ouest, et parfois de l’Asie de l’Est. L’entreprise jouissait alors d’une bonne réputation étant donné la qualité du produit qu’elle vendait.

En 1983, le nombre de conserves de thon rejetées par les inspecteurs d’aliments du gouvernement fédéral commence à augmenter, car elles ne satisfont pas aux normes fédérales. Des échantillons prélevés au hasard se révèlent rancis et en état de décomposition et sont ainsi jugés impropres à la consommation humaine. Dans sa riposte, Star-Kist qualifie les inspecteurs d’« arbitraires et capricieux ». En novembre 1984, la valeur du thon en conserve accumulé dans l’entrepôt de Star-Kist atteint 300 000 $.

Le ministre des Pêches, John Fraser, visite l’usine en 1984. Il goûte à du thon qui, aux dires des dirigeants de l’usine, avait été rejeté par les inspecteurs fédéraux. Fraser déclare par la suite au journaliste Eric Malling, dans une entrevue à l’émission The Fifth Estate sur les ondes de CBC, qu’il ne savait pas que le thon avait été rejeté et que deux des trois conserves lui « semblaient assez bonnes ».

Scandale

Les inspecteurs fédéraux avaient comme principale mission de vérifier si le thon était salubre, puis devaient déterminer s’il répondait aux normes de comestibilité canadienne. Autrement dit, on en examinait l’apparence, l’odeur et le goût. Aux yeux de Star-Kist, si le thon était salubre, c’est donc qu’elle pouvait le vendre. Des inspecteurs de poisson ont expliqué que le thon pouvait être salubre, mais tout de même ranci ou en décomposition parce qu’il a été entreposé ou transporté à la mauvaise température, et qu’il ne pouvait donc pas être considéré comme étant propre à la consommation.

Star-Kist s’est opposée aux normes du gouvernement, les jugeant trop vagues ou subjectives. Le gouvernement a rétorqué que la source du problème était peut-être simplement l’endroit où l’entreprise se procurait une partie de son poisson. Toutefois, même si 80 % des lots qui n’ont pas réussi l’inspection étaient jetés, c’est une quantité qui n’équivalait qu’à environ 2 ou 3 % de tout ce que produisait Star-Kist chaque année.

Star-Kist a fait appel de la décision du gouvernement, en vain, et s’est ensuite plainte que le système était contre elle. Elle a ensuite proposé que ce soit les consommateurs qui décident de ce qui était propre à la consommation humaine, en achetant ou non le produit. Enfin, Star-Kist a menacé de fermer l’usine et ainsi d’exposer les prétendus abus du gouvernement pour mettre ce dernier dans l’embarras.

À ce stade, Star-Kist se plaignait que son entrepôt contenait pour plus d’un demi-million de dollars de thon rejeté. Une partie a servi à faire de la nourriture pour chats, mais l’entreprise en a offert la plus grande partie au gouvernement fédéral pour lutter contre la famine en Éthiopie. Le gouvernement a rejeté l’offre.

Star-Kist s’est ensuite lancée dans les manœuvres politiques en faisant pression sur le ministre des Pêches, John Fraser. Le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Richard Hatfield, a proposé qu’une société d’État provinciale inspecte et réévalue le thon et lui a versé 35 000 $ à cet effet. Il y avait toutefois une condition : il fallait que ce soit pour sauver l’usine et les emplois. Hatfield a ensuite transmis les demandes et plaintes de Star-Kist à Fraser. Ce que l’entreprise voulait ultimement, c’est la confirmation que son thon pourrait être vendu aux consommateurs et que le gouvernement changerait ses façons d’inspecter les aliments. Fraser a aussi fait une enquête de son côté, embauchant pour ce faire des experts de quatre provinces, qui se sont tous rangés derrière les constats des inspecteurs fédéraux.

Au printemps 1985, le thon a fait l’objet de quatre enquêtes. Trois ont abouti à un rapport remis à Fraser et toutes ont conclu que le poisson était impropre à la consommation humaine. Les travaux du Nouveau-Brunswick sont pour leur part allés dans le sens de l’entreprise, et c’est ce qu’a choisi de suivre Fraser. En avril 1985, Fraser a ordonné que près d’un million de conserves de thon, d’une valeur de 600 000 à 800 000 $, sortent de l’entrepôt.

Conséquences

En conclusion du segment de l’émission The Fifth Estate, le ministre des Pêches, John Fraser, était incrédule. Selon lui, ni lui ni Richard Hatfield n’avaient fait quoi que ce soit de mal : ils voulaient seulement aider. M. Fraser a rejeté les allégations selon lesquelles sa décision de remettre en circulation le thon contaminé relevait de l’ingérence politique.

Fraser démissionne six jours après la diffusion du segment le 17 septembre 1985. Le gouvernement Mulroney a dû rappeler le thon. On a beaucoup débattu sur le fait que Mulroney était au courant ou non du scandale et, le cas échéant, du moment où il en a été informé. Fraser avait affirmé que Mulroney, ou son bureau, avait eu vent de sa décision, ce qui a été démenti par la suite.

L’usine de Star-Kist licencie ses 400 travailleurs à la fin du mois de septembre 1985. L’usine rouvre ses portes en août 1988, puis ferme pour de bon en 1990. Star-Kist n’a jamais reconquis sa part de marché après le scandale du thon avarié.

John Fraser a démissionné de son poste de ministre des Pêches. Il est ensuite nommé président de la Chambre des communes, poste qu’il occupe de 1986 à janvier 1994.

Eric Malling a reçu un prix pour son reportage sur le scandale et s’est taillé une place parmi les grands journalistes d’enquête au Canada.

En mars 1986, de nouvelles règles sont adoptées pour empêcher les ministres du gouvernement d’interférer dans le travail des inspecteurs fédéraux d’aliments.

Jeu Tunagate

Deux entrepreneurs britanno-colombiens ont créé un jeu de cartes basé sur le scandale, qu’ils ont commercialisé à l’occasion de la saison des fêtes de 1985. Le bureau de Sheila Copps, qui faisait partie des députés libéraux qu’on appelait le « Rat Pack » parce qu’ils s’opposaient à tout ce que faisait le gouvernement Mulroney, vendait le jeu. Les joueurs, des ministres, avaient pour but dans le jeu d’éviter d’assumer la responsabilité du scandale du thon avarié. Le jeu était présenté dans un emballage semblable à une conserve de thon.

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