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La Petite-Bourgogne et la communauté noire d’expression anglaise de Montréal

La Petite-Bourgogne est un quartier de l’arrondissement Le Sud-Ouest de la ville de Montréal, au Québec. Il constitue le foyer historique de la communauté noire anglophone et ouvrière de la ville (voir aussi Canadiens noirs). La première communauté noire de Montréal est principalement composée d’Afro-Américains vivant dans le Faubourg Saint-Antoine, un quartier aujourd’hui connu sous le nom de La Petite-Bourgogne. Cette communauté a pour origines l’émergence des compagnies de chemin de fer, du milieu à la fin du 19e siècle, et l’époque des porteurs de voitures-lits noirs.


Histoire

Adoptée en 1834, la Loi sur l’abolition de l’esclavage décrète l’abolition de l’esclavage dans l’ensemble de l’Empire britannique, y compris en Amérique du Nord britannique (voir aussi Confédération; Loyalistes noirs en Amérique du Nord britannique). L’esclavage devient ainsi officiellement illégal dans toutes les provinces du pays (voir Esclavage des Noirs au Canada). À Montréal, les Noirs continuent d’être cantonnés à des postes mal payés et de faible statut, notamment en tant que nettoyeurs, cireurs de chaussures, travailleurs domestiques, débarrasseurs de table et porteurs d’eau. Certains parviennent toutefois à prospérer en exploitant leurs propres entreprises, tandis que d’autres se spécialisent dans des métiers en demande. D’autres encore trouvent du travail à bord de bateaux à vapeur ou dans la construction de canaux. Le transport fluvial de marchandises et de personnes ne fait toutefois pas le poids face à l’attrait des chemins de fer qui se développent peu après (voirHistoire du chemin de fer).

L’émergence d’une communauté noire anglophone et ouvrière dans La Petite-Bourgogne est directement liée à l’histoire des chemins de fer canadiens, en particulier le Montreal and Lachine Railroad, plus tard rebaptisé Grand Trunk Railway, puis enfin Chemins de fer nationaux du Canada. Malgré l’énorme richesse qu’elle génère pour certaines personnes, l’industrie ferroviaire doit sa réussite en grande partie à une main-d’œuvre noire bon marché.

Chef de train et porteurs près d’un train du Grand Trunk Pacific Railway, 1914.
(courtesy Library and Archives Canada/PA-011186)

Les Noirs à Montréal au 19e siècle

Dès les années 1820, les Noirs devenus personnes libres en vertu de la Loi canadienne sur l’abolition de l’esclavage travaillent de concert avec les esclaves fugitifs américains arrivés par le chemin de fer clandestin. Montréal n’est alors pas la destination de choix des fugitifs : ceux-ci préfèrent le Canada-Ouest (aujourd’hui l’Ontario), jugé plus accueillant pour les Noirs, au Canada-Est. Des groupes anti‑esclavagistes de la côte est considèrent néanmoins Montréal comme un lieu d’arrivée ou de départ potentiel pour les esclaves fugitifs. Plutôt que d’en faire un simple point de passage, toutefois, certains d’entre eux choisissent de s’y installer, en périphérie ouest du Vieux-Montréal, aux abords du Faubourg Saint-Antoine.

Les porteurs de voitures-lits

En août 1870, la société américaine Pullman Palace Company s’installe à Montréal afin de gérer les voitures-lits et les voitures-restaurants des chemins de fer canadiens.


L’entreprise a besoin d’un grand nombre de porteurs de voitures-lits, de cuisiniers et de serveurs qualifiés. Cette demande mène à l’installation à Montréal de Noirs américains, et du même fait l’élan de l’association du mot « porteurs » aux hommes noirs. Séparés racialement des travailleurs blancs tant sur le plan de l’emploi que sur celui du statut social, les porteurs de Montréal constituent un groupe de résidents temporaires, jeunes et costauds, logeant généralement dans les « quartiers », de petites pensions de famille isolées appartenant à des compagnies de chemin de fer et situées dans le Faubourg Saint-Antoine, le long de son artère est-ouest éponyme (la rue Saint-Antoine). Demeurant dans Saint-Antoine en raison de sa proximité avec leurs lieux de travail, ces porteurs mènent à la concentration graduelle d’entreprises appartenant à des Noirs pour leur fournir biens et services.

Les porteurs subissent les contraintes d’un marché immobilier montréalais en proie à la ségrégation raciale. Des logements abordables, mais de piètre qualité sont disponibles à proximité des points d’embarquement du Grand Trunk Railway, soit la gare Bonaventure/Windsor (construite en 1888-1889) et la gare Centrale (construite de 1938 à 1943). (VoirGare ferroviaire.) Cette concentration de lignes ferroviaires dans Saint-Antoine mène à l’établissement d’installations et de services accessibles aux Noirs. Cela est d’autant plus important à une époque où les entreprises peuvent librement refuser de servir des gens en raison de la couleur de leur peau, un droit dont bien souvent elles se prévalent (voir Ségrégation raciale des Noirs au Canada; Préjugés et discrimination au Canada; Racisme).

Emboîtant le pas de leurs hommes, les conjointes, familles et petites amies s’installent à Saint-Antoine à leur tour. Cette installation continue des Noirs se transforme graduellement en une migration vers l’ouest de la ville, vers la rue de la Montagne, et plus tard vers la rue Guy. Les mœurs relatives au logement peinent toutefois à suivre le rythme : il faudra des décennies pour abattre les barrières de ségrégation non écrites pesant sur le marché du logement à Saint-Antoine.


Développement de la conscience communautaire à Saint-Antoine au début du 20e siècle

Le Coloured Women’s Club de Montréal

En 1902, le Coloured Women’s Club (CWC) voit le jour à Saint-Antoine en réaction aux nombreux groupes de femmes blanches et anglo-saxonnes maintenant une politique d’exclusion des femmes issues d’autres races, religions et ethnies. Les membres afro-américaines du CWC se donnent pour mission de fournir un leadership moral ainsi qu’un soutien psychologique et émotionnel, des apports tous cruciaux au sein d’une ville encore en proie à de nombreuses épidémies. Les restrictions liées aux affiliations raciales, linguistiques et ethniques inspirent la mise sur pied d’un réseau de services sociaux disponibles pour les personnes et les familles noires. En réponse aux besoins des membres de la communauté, le CWC recueille des fonds pour l’achat de nourriture, de logement, de vêtements, de couvertures, et parfois même de lots dans les cimetières et de lits dans les hôpitaux. (Voir Anna Greenup.)


Église Union Congregational

En 1907, cinq ans après la création du CWC, l’église Union Congregational est consacrée à Saint-Antoine pour répondre aux besoins de la communauté. Avant l’arrivée du 20e siècle, la vie religieuse de la communauté noire de Montréal se manifestait dans une multitude d’églises de sous-sol et de salles de gospel dirigées par des prêcheurs afro-américains itinérants. De nombreux Noirs sont alors victimes de racisme au sein des églises dominantes, toutes confessions confondues, dont les congrégations sont majoritairement blanches. L’église Union Congregational met quant à elle l’accent sur l’unité, la communauté et l’acceptation des Noirs, davantage que sur la seule dénomination religieuse.

Le Coloured Women's Club de Montréal et l’église Union Congregational constituent des institutions noires uniques, ayant posé les jalons du développement de la conscience communautaire tout en servant de modèle pour naviguer le courant dominant de ségrégation et de discrimination raciales traversant la société du début du 20e siècle. Ensemble, ces associations – situées dans une zone délimitée par l’avenue McGill College à l’est et la rue Peel à l’ouest, ainsi que la rue Torrance au nord et la rue Notre-Dame au sud –, servent plus de 90 % des Noirs de Montréal.


Saint-Antoine et l’âge d’or du jazz à Montréal

Au cours des trois décennies qui suivent, trois communautés noires anglophones distinctes se retrouvent à Montréal : la première américaine (regroupant 40 à 50 % de la population noire), la deuxième antillaise, et la troisième canadienne. L’expérience des Noirs façonne la réputation, le style de vie et la vie économique à Saint-Antoine. La culture noire définit le quartier dans les années 1920, période qui marque l’âge d’or de l’histoire des Noirs à Montréal, alors qu’ils représentent pour la ville des recettes de millions de dollars, et ce, uniquement au chapitre des taxes perçues sur l’alcool. Les Noirs ouvrent et exploitent en effet de célèbres boîtes de nuit, tout en contrôlant les maisons de jeu et de prostitution le long de la rue Saint-Antoine, fréquentées par une clientèle surtout composée de touristes blancs assoiffés d’alcool, de jeu de hasard et de vie nocturne. Affranchie du joug de la Prohibition, Saint-Antoine est alors une véritable Mecque de vie nocturne et de jazz (voirRockhead’s Paradise), si bien qu’au même titre que Chicago et La Nouvelle-Orléans, Montréal est réputée comme l’une des trois plaques tournantes du jazz en Amérique du Nord.


L’Universal Negro Improvement Association et le Negro Community Centre

Les Antillais arrivent à Montréal en provenance des Caraïbes ou des Maritimes. Une importante immigration en provenance des Antilles se produit pendant la Première Guerre mondiale. Sujets britanniques, ils arrivent dans l’objectif de s’enrôler dans le Corps expéditionnaire canadien, lequel les rejette. Bon nombre d’entre eux décident alors de s’installer à Saint-Antoine.

En 1919, des membres de la communauté antillaise fondent l’Universal Negro Improvement Association (UNIA) à Saint-Antoine pour permettre l’expression positive et libre de la fierté du patrimoine racial, historique et culturel des Noirs. Bien qu’ouverte à tous, l’UNIA est surtout fréquentée par des Noirs partisans des politiques économiques et d’autonomisation mises de l’avant par l’activiste politique et orateur jamaïcain Marcus Garvey.

Malgré la prédominance des compagnies de chemin de fer à titre d’employeurs, les entrepreneurs antillais parviennent à jeter les bases d’un robuste tissu économique noir à Saint-Antoine. En 1928, les Antillais, qui représentent de nos jours 40 % de la population noire de Montréal, sont les plus instruits, les plus visibles, les plus ruraux et les plus britanniques des trois groupes de Noirs à Montréal. Ils n’ont que peu de points en commun avec la communauté afro-américaine déjà établie.

À l’apogée de l’UNIA, les Noirs fréquentent l’église Union Congregational le dimanche matin et participent à des activités sociales en après-midi. Ces rassemblements dominicaux sont axés sur le panafricanisme et englobent des cours sur la philosophie de l’UNIA ainsi que des discussions sur les actualités internationales d’intérêt pour les Noirs. Des concerts, des danses et des activités sociales complètent chaque semaine l’offre au Liberty Hall, lieu de rassemblement et centre d’activités de l’UNIA.


En 1927, les femmes de l’église Union Congregational mettent sur pied la Negro Community Association à Saint-Antoine, avec comme objectifs d’améliorer les conditions sociales et économiques et de promouvoir l’avancement racial dans le Grand Montréal. Plus tard rebaptisé Negro Community Centre (NCC), cet organisme s’acquitte des engagements religieux et sociaux de l’église par le truchement d’activités sociales, récréatives et éducatives. Les fondateurs du NCC estiment que les Noirs ont le devoir de s’outiller de manière à s’intégrer et à mener aux changements de l’intérieur. Cela implique de collaborer avec les institutions dominantes blanches, dont le Council of Social Agencies et la Financial Federation of Montréal.

L’œuvre du NCC est particulièrement cruciale pour les personnes les plus nécessiteuses et les plus marginalisées, un groupe dont les Noirs nés au Canada font à l’époque souvent partie. Par manque d’éducation et par pauvreté, ceux-ci sont à la base de la pyramide sociale parmi les Noirs de Saint-Antoine.

Ces trois organismes (le NCC, l’UNIA et l’église Union Congregational) sont interconnectés et font office de précurseurs de toutes les organisations de la communauté noire d’expression anglaise à Montréal, et ce, jusqu’à nos jours. Saint-Antoine constitue également le lieu de naissance de Free Lance, premier journal noir au Québec, d’une caisse populaire ainsi que de nombreuses fraternités et sociétés de tempérance et indépendantes.

La Grande Dépression, avec ses taux de chômage atteignant les 80 % chez les Noirs de Saint-Antoine, voit une émigration importante vers les États-Unis. Les membres de la communauté s’efforcent toutefois de maintenir le sentiment d’appartenance et d’intégration, de s’entraider et de cultiver la résilience au moyen d’activités de bénévolat et de philanthropie. Grâce à ces efforts de maintien de leurs institutions, les Noirs jouissent d’une riche vie culturelle animée par les arts dramatiques et la musique. Le centre de gravité culturel se déplace à cette époque vers l’ouest, de la rue de la Montagne à la rue Saint-Martin, en direction de l’avenue Atwater.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’amélioration des débouchés mène à l’accroissement du revenu des ménages, les jeunes femmes quittant la sphère domestique pour s’engager dans le travail d’usine et de bureau. Du même élan, les Noirs se sentent plus à l’aise de s’affirmer, redoublant d’ardeur dans leur volonté de faire évoluer les politiques d’immigration anti-noires alors en vigueur au pays (voir  Politique d’immigration canadienne).

Le régime canadien régissant les travailleurs domestiques, en vigueur de 1955 à 1966, permet aux femmes antillaises d’obtenir le statut d’immigrantes admises ainsi que la citoyenneté (voir Travail domestique au Canada [aide familiale]). Des dizaines de milliers de personnes se trouvent ainsi parrainées par ces femmes, contribuant à l’évolution du caractère démographique de la ville. Cependant, au moment même où Montréal bénéficie de cet afflux d’Antillais, La Petite-Bourgogne est le théâtre de l’expulsion des Noirs.

De Saint-Antoine à La Petite-Bourgogne : une communauté éparpillée

Au cours des 19e et 20e siècles, les Faubourgs Saint-Joseph (au sud) et Saint-Antoine (au nord) se fondent graduellement en un seul quartier, rebaptisé La Petite-Bourgogne.

Désormais secteur de La Petite-Bourgogne, Saint-Antoine voit ses immeubles locatifs expropriés sous prétexte d’un renouvellement massif du paysage urbain, entraînant dans son sillage le déplacement des Noirs vers l’ouest et le sud de la ville. Les organismes communautaires de La Petite-Bourgogne amorcent ainsi un grave déclin dont le coup d’envoi est incarné par le déménagement de l’UNIA, repoussée en périphérie de La Petite-Bourgogne, sur la rue Notre-Dame.

En 1955, le NCC emménage dans un nouvel immeuble sur fond de profonds changements structurels découlant de sa fusion administrative avec l’Iverley Community Centre, qui sert les anglophones blancs de Saint-Antoine. La moitié des effectifs de l’organisme qui en résulte est composée de personnes blanches (quoique celles-ci n’en constituent plus que 35 % en 1962). Si, en 1956, le mandat de la NCC s’étend à toute l’île de Montréal, les effets néfastes du réaménagement urbain commencent à se faire ressentir à partir du milieu des années 1960. La ville a à l’époque le dernier mot sur tout ce qui touche à l’établissement des personnes sur son territoire, et nombre de terrains vagues sont laissés à l’abandon, et ce, parfois pendant des années. Le nombre de Noirs pouvant ou souhaitant retourner vivre dans La Petite-Bourgogne se réduit à une peau de chagrin, la plupart étant désormais confortablement installés ailleurs.

Aggravée par les lacunes en matière de stratégie d’information et de capacités organisationnelles, l’hémorragie des résidents noirs mène à l’éparpillement de la communauté et à la dissolution des liens locaux qui l’unissent et l’enracinent. Dans les années 1970, le NCC tente de remédier à cette dispersion en ouvrant des bureaux satellites dans les quartiers de Côte-des-Neiges, LaSalle et Notre-Dame-de-Grâce. Ceux-ci sont coordonnés par le truchement de la Black Community Central Administration of Quebec (BCCAQ), dont le siège social se trouve au NCC. La BCCAQ devient au fil du temps l’organisme-cadre d’une foule d’autres initiatives telles que le Black Youth Television Workshop, la Walker Credit Union et le Quebec Board of Black Educators.

Nonobstant ces initiatives, les pertes démographiques sont ahurissantes. Alors qu’elle regroupe à une certaine époque neuf Montréalais noirs sur dix, La Petite-Bourgogne n’en compte en 1996 plus qu’un sur 50. Face à l’incapacité de se trouver une nouvelle raison d’être, le NCC se voit contraint de mettre fin à ses activités en 1989. En 2014, en dépit d’efforts sporadiques visant à réanimer cette institution, l’immeuble qui l’abritait, alors en état de délabrement avancé, est démoli.

Le vide laissé par le déclin et la perte du NCC est comblé par la création d’autres organisations noires de La Petite-Bourgogne, dont Youth In Motion et le DESTA Black Youth Network. En 1987, la police de Montréal abat Anthony Griffin, un homme noir de 19 ans. D’autres actes du genre commis par les policiers envers des hommes noirs y succèdent, poussant la communauté noire à prendre des mesures pour établir un environnement plus sûr pour ses jeunes. Les dirigeants de la communauté noire et le conseil d’arrondissement de La Petite-Bourgogne redoublent d’efforts pour fournir aux jeunes de l’arrondissement des espaces verts et des parcs modernisés, tout en créant de nouvelles installations récréatives et sociales et en mettant en place le Burgundy Urban Mediation Project (BUMP).

La Petite-Bourgogne aujourd’hui

De nos jours, les résidents noirs anglophones de La Petite-Bourgogne font partie d’une communauté sans cesse confrontée à l’embourgeoisement de leur quartier ainsi qu’à l’impact de trois générations de scolarisation obligatoire en français au Québec (voir Loi 101 [Charte de la langue française]; Affaire concernant la Loi 101). Les nouveaux résidents de la ville ne disposent pas toujours d’un cadre de référence géographique pour la communauté noire du sud-ouest. Bon nombre des résidents noirs de Montréal ignorent tout de l’histoire et de l’héritage de la communauté d’origine. Fort heureusement, grâce aux monuments de la musique issus de La Petite-Bourgogne que sont Oscar Peterson, Oliver Jones, Charles Biddle et Daisy Sweeney, la culture populaire regorge de rappels durables de l’âge d’or du jazz à Montréal et de son lien avec une communauté noire à la fois dynamique et profondément enracinée dans l’histoire.

Oscar Peterson et sa soeur Daisy