Entre le 16 janvier et le 25 mars 2013, six jeunes Cris et leur guide ont parcouru à pied les 1600 km qui séparent la Première Nation de Whapmagoostui (le village cri le plus au nord du Québec, sur la baie d’Hudson) de la Colline du Parlement à Ottawa, en appui au mouvement Idle No More (jamais plus l’inaction). Ils ont appelé l’expédition « le voyage du Nishiyuu », qui signifie « peuple » en cri. Appelés les « marcheurs », les membres du groupe ont attiré l’attention des médias nationaux et inspiré les jeunes Autochtones à être le moteur de changement dans leur vie et au sein de leurs communautés. (Voir aussi Militantes autochtones au Canada et Organisation politique des Autochtones et activisme au Canada.)
Inspiration et intention
Le voyage du Nishiyuu découle du mouvement Idle No More, qui a commencé en novembre 2011 pour s’opposer au projet de loi C-45. Ce projet de loi sur le budget fédéral a apporté des changements à la gestion des terres dans les réserves, changements qui diminuent l’autorité des Premières Nations et qui rendent plus facile pour le gouvernement et les entreprises d’introduire des projets sans compléter une évaluation environnementale rigoureuse. Afin de porter l’attention sur ces enjeux et sur certains des défis socio- économiques auxquels font face les peuples autochtones (la pauvreté, la marginalisation, le manque d’eau potable, le logement inadéquat), David Kawapit fils, un jeune cri de 17 ans, décide d’organiser une expédition jusqu’à la Colline du Parlement en guise de protestation.
L’idée de l’expédition parvient à David Kawapit sous la forme d’une vision inspirée par la chef de la Première Nation d’Attawapiskat, Theresa Spence. Dans sa vision, le jeune homme voit un ours, lequel symbolise selon lui le gouvernement fédéral, et un loup, qui représente les Premières Nations. David Kawapit décrit la signification de sa vision : « un loup solitaire peut être tué par [un ours] avec facilité, mais avec l’aide de ses frères et ses sœurs, il peut vaincre l’ours avec facilité. […] Nous devons être solidaires. » L’appel à l’unité parmi les peuples autochtones est central à la mission du jeune manifestant.
Un autre élément clef du voyage à Ottawa est le partage de ce message d’unité avec les jeunes Autochtones afin de les encourager à se rassembler et à partager leurs histoires avec d’autres peuples autochtones, et afin de les inspirer à être le véhicule du changement dans leur vie et à provoquer des changements dans leurs communautés.
Expédition
Le 16 janvier 2013, David Kawapit, accompagné de cinq jeunes Cris et un guide adulte de la Première Nation Whapmagoostui sur la baie d’Hudson, quitte la communauté pour se rendre à pied sur la Colline du Parlement pour protester contre la violation des droits ancestraux qui découlent des traités autochtones. (Voir aussi Premières Nations au Québec.) Connus sous l’appellation des « sept premiers », ces manifestants traversent les 1600 km entre leur domicile et Ottawa à pied et en raquette : David Kawapit fils, 17 ans; Stanley George fils, 17 ans; Travis George, 17 ans; Johnny Abraham, 19 ans; Raymond Kawapit, 20 ans; Geordie Rupert, 21 ans; et leur guide Isaac Kawapit, 49 ans.
Les jeunes empruntent les routes de commerce des Algonquins, des Mohawks et des Cris, faisant connaître ainsi l’importance de la solidarité et de l’unité entre les communautés autochtones et à l’intérieur de celles-ci. En parcourant les sentiers de leurs ancêtres, les marcheurs Nishiyuu ont établi un lien important avec leur culture et leur patrimoine. L’histoire autochtone raconte les récits de ceux qui ont parcouru de longues distances pour apporter des changements, renforcer les liens familiaux, s’engager dans des activités de diplomatie et développer des liens interculturels. Selon le chef Stanley Jason George de la Première Nation crie Whapmagoostui, en entreprenant l’expédition, les jeunes marcheurs regagnent et renforcent les droits traditionnels et leur patrimoine : « En montrant [aux ancêtres] que nous honorons ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont porté […] les façons de vivre sacrées, les enseignements sacrés survivront. »
Faisant leur chemin vers Ottawa, les marcheurs Nishiyuu suscitent l’appui d’autres leaders autochtones, y compris la chef Theresa Spence, qui loue leurs efforts. Le groupe reçoit aussi l’appui de nombreuses communautés autochtones, y compris les Algonquins, les Ojibwés, les Inuits et les Haudenosaunee, entre autres. Alors que le groupe traverse le Québec et les communautés de Chisasibi, Wemindji, Eastmain, Waskaganish et Kitigan Zibi, il gagne des partisans. Le 3 février 2013, Jordan Masty, 20 ans, se joint aux sept premiers à Wemindji, au Québec. Il est le porteur assidu du bâton d’unité, qui devient le symbole du voyage. Près de 200 autres marcheurs se joignent au groupe au cours de l’expédition de 68 jours. Ils endurent des terrains périlleux et des températures qui chutent jusqu’à -50 °C. Ils passent souvent la nuit en campant à l’extérieur, chez des gens de la région ou dans des hôtels. Vers la fin du voyage, 22 des marcheurs reçoivent des traitements pour des blessures aux pieds; trois d’entre eux sont hospitalisés à Maniwaki, au Québec, pour recevoir plus de soins.
Avant d’arriver sur la Colline du Parlement le 25 mars 2013, le groupe fait escale sur l’île Victoria, située sur la rivière des Outaouais à la frontière entre l’Ontario et le Québec. C’est là que la chef Spence a mené la grève de faim de six semaines qui a inspiré la vision de David Kawapit. À cet endroit, les marcheurs sont accueillis avec une cérémonie de bienvenue par une foule d’environ 4000 à 5000 personnes. Ensuite, le groupe complète la dernière étape du voyage pour se rendre sur la Colline du Parlement.
Réaction
Les marcheurs Nishiyuu retiennent l’attention des médias nationaux, de la radio, de la télévision et d’entreprises de journaux, et des médias communautaires. Ils attirent aussi l’attention des dirigeants politiques. La chef du Parti vert Elizabeth May incite tous les membres de la Chambre des communes à se lever pour ovationner les marcheurs. Pendant la période des questions de la Chambre des communes, le 25 mars 2013, le député Romeo Saganash et le chef du NPD Thomas Mulcair font référence aux marcheurs Nishiyuu et soulèvent des questions sur les enjeux autochtones. Le groupe de jeunes rencontre aussi le chef libéral Justin Trudeau. Lors de la manifestation qui a lieu le jour où le groupe arrive à Ottawa, les dirigeants autochtones, y compris la chef Theresa Spence et le chef national de l’Assemblée des Premières Nations Shawn Atleo, parlent aussi de l’importance de l’expédition.
Dans l’idéal, les marcheurs Nishiyuu désirent rencontrer le premier ministre Stephen Harper, mais n’obtiennent pas cette réunion, car le premier ministre est à l’extérieur de la ville pour une célébration au zoo de Toronto. Au lieu de cela, le ministre fédéral responsable des Affaires autochtones Bernard Valcourt accepte de rencontrer, plus tard dans la journée, certains représentants des sept premiers marcheurs. Le ministre Valcourt exprime son désir d’impliquer la jeunesse dans les enjeux auxquels font face les communautés du pays, et accepte une invitation à visiter la Première Nation Whapmagoostui pendant l’été.
Impact
Les marcheurs Nishiyuu restent à Ottawa jusqu’au 28 mars 2013, participant à un forum de jeunes et à d’autres événements qui mettent en avant leur message d’unité et de fierté. Lors de leur arrivée à Whapmagoostui, leur communauté les honore avec un festin de célébration. Beaucoup de personnes croient que les jeunes Cris ont réussi à attirer l’attention sur les conditions socio-économiques et les droits ancestraux découlant des traités de leur peuple.
Bien que les marcheurs Nishiyuu fassent les manchettes dans tout le pays, en retournant chez eux, ils font toujours face aux mêmes enjeux que ceux qu’ils cherchaient à améliorer par le biais de leur marche de protestation. Comme l’expliquent David Kawapit et les dirigeants autochtones, cela prendra du temps avant que les changements se réalisent. Le groupe vit aussi le deuil de l’un des sept premiers marcheurs : Isaac Kawapit, l’oncle de David Kawapit fils et le guide des marcheurs Nishiyuu, meurt en juillet 2013 de toxicomanie.
Malgré cette perte dévastatrice, le voyage a plusieurs effets positifs sur la communauté et sur les marcheurs; il s’agit d’un voyage de guérison pour la plupart des participants. Selon David Kawapit, le voyage aide certains jeunes à gérer leurs luttes personnelles, y compris la dépression et les pensées suicidaires. Il s’agit de problèmes qui affectent couramment les jeunes des communautés autochtones. (Voir Conditions sociales des Autochtones.) David Kawapit trouve que le voyage constitue une façon efficace de traiter sa dépression. Selon lui, plusieurs participants ont aussi juré de cesser leur consommation abusive de drogues et d’alcool et de mener une vie plus active.
Après le voyage, David Kawapit devient un modèle pour les jeunes Autochtones. Il voyage dans les communautés environnantes pour partager son expérience avec d’autres, et offre des conseils aux jeunes aux prises avec la dépression qui ont besoin d’accompagnement. Pour appuyer David Kawapit et les marcheurs du Nishiyuu, le grand-oncle de David et un ancien chef du Grand Conseil, Matthew Mukash, entreprend de trouver des façons d’intégrer la mode de vie du Nishiyuu dans les activités du Conseil cri de la santé et des services sociaux de la baie James. La cinéaste Alanis Obomsawin rend aussi hommage aux marcheurs du Nishiyuu en 2014 dans Ruse ou traité?, son documentaire financé par l’Office national du film.
Après l’arrivée du groupe à Ottawa, le 25 mars, David Kawapit déclare, « La jeunesse possède une voix. Il est temps qu’elle apprenne à diriger. Laissez-la donner l’exemple. » Cet exemple sert de source d’inspiration pour d’autres groupes de jeunes Autochtones pour qu’ils combattent les problèmes qui touchent leurs droits ancestraux et leurs communautés. De façon notable, en 2014, environ 20 jeunes cris de Mistissini, au Québec, se rendent à pied à Québec, effectuant un trajet de près de 850 km, pour protester contre l’exploitation de l’uranium.
Les marcheurs Nishiyuu sont aussi reconnus comme ayant inspiré un changement dans les relations entre les peuples autochtones et le gouvernement fédéral. Le jour même où les jeunes arrivent sur la Colline du Parlement, le ministre Valcourt accueille de façon officielle huit communautés des Premières Nations dans le régime fédéral de gestion des terres autochtones, soit la Première Nation de Kwantlen (C.-B.); la Première Nation Lil’wat et la bande indienne de Mount Currie (C.-B.); la bande indienne de Neskonlith (C.-B.); la Première Nation Shxw’ow’hamel (C.-B.); la Nation ojibwée de Brokenhead (MB); les Algonquins de Pikwakanagan (ON); la Première Nation de Shawanaga (ON) et la Première Nation de George Gordon (SK). Le régime offre à ces Premières Nations l’option de se retirer de certains articles associés aux terres de la Loi sur les Indiens, et de gouverner les terres et les ressources des réserves.
Importance
Les jeunes Autochtones qui ont participé au voyage du Nishiyuu ont suscité une prise de conscience au sujet d’Idle No More, des droits découlant des traités autochtones et des enjeux socio-économiques qui affectent les communautés autochtones partout au Canada. De plus, en marchant tous ensemble en guise de protestation, les jeunes ont établi un lien profond avec leurs ancêtres, leurs communautés et d’autres jeunes. Les marcheurs Nishiyuu ont démontré la force et la vigueur des jeunes Autochtones qui ont organisé le voyage, parcouru les quelque 1600 km jusqu’à Ottawa et rencontré les décideurs fédéraux dans l’espoir de créer un avenir prometteur pour leur peuple.