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Internement des Ukrainiens au Canada

Les premiers cas d’internement ont eu lieu pendant la Première Guerre mondiale de 1914 à 1920. À ce moment-là, le gouvernement du Canada a en effet interné plus de 8500 hommes, ainsi que quelques femmes et enfants, en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. La plupart des personnes internées étaient des immigrants des empires austro-hongrois, allemand et ottoman et des régions occidentales de l’Ukraine (Galicie et Bucovine). Certains sont nés au Canada tandis que d’autres étaient des Britanniques naturalisés. Ils ont été amenés dans 24 centres de détention temporaire et camps d’internement dans tout le pays, de Nanaimo, en Colombie-Britannique, à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Nombre d’entre eux ont dû travailler loin de toute civilisation; leurs biens personnels leur ont été confisqués et ne leur ont jamais été remis en grande partie.

Camp d'internement de Petawawa

Discrimination et préjugés

L’inclination à l’internement est le fruit des préjugés de l’avant-guerre, exacerbés par la peur de l’autre pendant la guerre. De 1891 au début de la Première Guerre mondiale, quelque 170 000 immigrants ukrainiens arrivent au Canada, où on leur promet des terres gratuites (voir aussi Loi des terres fédérales; Histoire de la colonisation des Prairies canadiennes; La colonisation des Prairies canadiennes par les Ukrainiens).

Quelques années seulement après l’arrivée des colons dans les Territoires du Nord-Ouest, un ecclésiastique, le père Moris, exprime son dégoût à leur égard dans le Daily Herald de Calgary le 27 janvier 1899 (dans la citation, le mot Galiciens fait référence aux habitants de la Galicie, une région d’Europe de l’Est ayant une importante population ukrainienne).

« Quant aux Galiciens, je n’ai rencontré âme qui vive dans tout le Nord-Ouest qui les tienne en estime. Dans la société, ils valent dix fois moins que les Sauvages. Ils n’ont pas la moindre notion de propreté. Ils ont des manières et des comportements dignes de bêtes. Même dans les rues d’Edmonton, lorsqu’ils vont au marché, hommes, femmes et enfants, s’ils n’étaient point surveillés, transformeraient l’endroit en véritable cloaque. »


Ce genre d’attitude haineuse perdure jusqu’au début de l’après-guerre. Un éditorial virulent du Winnipeg Telegram daté du 10 février 1919, qui parle d’expulser les sujets de pays ennemis, pose une question dans la même veine : « Fallait-il vraiment importer une race d’êtres inférieurs pour faire le sale travail ou était-ce plutôt une bonne idée que les soldats compétitionnent avec les immigrants slaves d’Europe centrale, qui ont été habitués dans leur pays à se faire conduire comme du bétail, qui ignorent tous les principes d’hygiène et qui ne savent plus comment vivre de manière décente? »

Internment Camp No. 2

Loi sur les mesures de guerre et Loi des élections en temps de guerre

Pendant la Première Guerre mondiale, le gouvernement du Canada emprisonne des milliers de personnes en vertu de la Loi sur les mesures de guerre (voir aussi Internement au Canada). Le Parlement adopte la Loi le 22 août 1914, qui confère au gouvernement le pouvoir de suspendre les libertés civiles et de gouverner par décret. Autrement dit, il peut adopter et imposer des lois sans l’approbation de la Chambre des communes ni du Sénat. Environ 80 000 personnes, des Ukrainiens pour la plupart, doivent s’enregistrer comme « sujets d’un pays ennemi » et comparaitre régulièrement devant la police. Le gouvernement restreint également leur liberté d’expression, de mouvement et d’association.

La Loi des élections en temps de guerre adoptée en septembre 1917 enlève le droit de vote aux personnes arrivées au Canada après mars 1902 (voir aussi Droit de vote au Canada). Ne pouvant ainsi plus voter, les immigrants n’ont plus de levier pour protester contre les traitements qu’on leur inflige (voir aussi Gouvernement d’union).

Internement des Canadiens d’origine ukrainienne

Camps de travail

Les internés doivent travailler dans les parcs nationaux de l’Ouest canadien. On leur fait construire des routes, enlever les broussailles et aménager des sentiers. Ils doivent même faire une partie du terrain de golf du parc national Banff. Certains contribuent à l’aménagement de fermes expérimentales dans la forêt boréale près de Kapuskasing en Ontario, et de Spirit Lake au Québec.

Les conditions de vie y sont difficiles, des gardes recourant parfois à la violence. Il règne parmi les internés une certaine animosité vis-à-vis de leur détention perçue comme injuste. Ne voulant pas se laisser faire, certains protestent de manière passive, par exemple en ralentissant la cadence de travail. D’autres sont plus directs et tentent de s’échapper; il y a même un cas d’émeute à laquelle participent 1200 internés à Kapuskasing en mai 1916. Il faut trois cents soldats armés pour calmer les ardeurs des insurgés.

Au total, 107 internés meurent en captivité. Six qui tentent de s’échapper sont abattus tandis que d’autres meurent de maladies infectieuses ou d’accidents du travail, ou ils se suicident. Dans bien des cas, ils sont enterrés dans des tombes ou des cimetières sans nom loin de leur entourage.

Camp d'internement de Morrissey

Libération conditionnelle

Étant donné la guerre qui bat son plein et tous les soldats ainsi envoyés à l’étranger, on a besoin d’hommes en forme pour effectuer des travaux physiques et labourer les champs du Canada. En 1916-1917, de nombreux internés sont alors mis en liberté conditionnelle à cette exacte fin. On leur verse un salaire que leur confisquent rapidement les autorités auxquelles ils sont assujettis. Cependant, la révolution russe et le coup d’État bolchévique d’octobre 1917 déclenchent une peur rouge et donc de nouvelles arrestations. Un bon nombre d’hommes sont séquestrés, ou même emprisonnés de nouveau, notamment au pénitencier de Kingston.

Camp d'internement Spirit Lake

Déportation

Après la guerre, il devient courant d’exporter les « étrangers radicaux ». Environ 1000 hommes sont déportés du camp d’internement de Kapuskasing à lui seul. Même après l’armistice du 11 novembre 1918, la direction des opérations d’internement commandée par sir William Otter reste active jusqu’en juin 1920. Lorsque l’internement cesse d’être une solution viable, les autorités publiques sont nombreuses à percevoir la déportation comme l’étape qui devrait logiquement suivre. Hugh Macdonald, fils de sir John A. Macdonald, est de cet avis. Alors magistrat, il écrit à Arthur Meighen, ministre de la Justice, le 3 juillet 1919 et fait référence aux Ruthènes, aux Russes, aux Polonais et aux juifs au Manitoba comme étant des pommes pourries. Il préconise la peur pour faire de l’étranger quelqu’un d’aussi facile à mener qu’un mouton, dans ses mots.

Ce n’est toutefois pas l’avis de tout le monde. Certains hommes d’État canadiens estiment que ces mesures sont injustifiées. C’est le cas de sir Wilfrid Laurier qui critique la Loi des élections en temps de guerre en 1917. Dans la Chambre des communes, il déclare le 10 septembre :

« S’il est dit au Canada que les engagements que nous avons pris envers les immigrants en les invitant à venir s’établir dans ce pays peuvent être rompus en toute impunité, que nous ne ferons pas confiance à ces hommes et que nous ne serons pas fidèles à la promesse que nous leur avons faite, alors je désespère de l’avenir de ce pays. »


Documents officiels et témoignages personnels

Peu d’internés laissent des traces écrites des événements qu’ils ont vécus. Beaucoup ont trop honte ou peur de tout dévoiler même aux membres de leur famille ou à des amis. La plupart des documents officiels qui abordent les activités d’internement sont délibérément détruits dans les décennies qui suivent. C’est un moyen d’effacer un pan de l’histoire, même s’il subsiste encore des traces.

Nick Olynyk, prisonnier no 98 au camp de Castle Mountain à Banff, écrit à sa femme :

« Comme tu sais déjà, il y a des hommes qui s’enfuient d’ici tous les jours parce que les conditions sont très dures… Nous avons faim comme des chiens. Ils nous envoient travailler parce qu’ils ne nous croient pas, et nous sommes très faibles. »


Le père de la fillette d’à peine neuf ans Katie Domytryk est arrêté à Edmonton en mars 1916. Il est interné au camp de Lethbridge, puis transféré à plus de 2500 km à l’est, au camp de Spirit Lake au Québec. Sa fille lui écrit :

« Nous n’avons rien à manger et ils ne veulent pas nous donner de bois. Maman doit marcher quatre fois pour aller chercher à manger. […] Nous ne pouvons pas vivre dans cette cabane. Maman va en ville tous les jours et j’y vais avec elle. Je ne vais pas à l’école l’hiver. »


Enfin, douze femmes signent une lettre publiée dans le Daily Herald de Calgary le 29 février 1917. Voici ce qu’on peut y lire :

« Nous, femmes ukrainiennes et autrichiennes soussignées, souhaitons porter à la connaissance des femmes de Calgary que nous sommes venues au Canada dans l’intention d’en faire notre patrie. Nous ne sommes pas des espionnes. Des milliers de nos maris combattent sous les drapeaux britannique et russe. Nous avons été renvoyées de notre emploi parce que nous sommes considérées comme des étrangères, mais nous sommes loyales au Canada. Que devons-nous faire si nous ne pouvons plus gagner notre vie? […] Les femmes de Calgary ne prendront-elles pas notre défense? »


Le saviez-vous?
Un bon nombre d’Ukrainiens se sont enrôlés volontairement dans le Corps expéditionnaire canadien. Le caporal Filip Konowal est le plus célèbre d’entre eux. On lui a décerné la Croix de Victoria pour le courage dont il a fait preuve à la bataille de la côte 70 en août 1917. Les Canadiens d’origine ukrainienne ont combattu aux côtés de milliers d’Ukrainiens « autrichiens », qui ont menti sur leur identité pour s’enrôler.


Camp d'internement de Spirit Lake

Campagne de reconnaissance et de réparation symbolique

Les demandes de réparation (reconnaissance et indemnisation) des activités d’internement au Canada commencent en 1978. L’ancien interné Nick Sakaliuk parle devant des historiens de son expérience à Fort Henry à Kingston puis aux camps de Petawawa et Kapuskasing. Il faut près de dix ans avant qu’une campagne de réparation prenne forme. La campagne est l’œuvre de la Ukrainian Canadian Civil Liberties Association (UCCLA), qui emboîte le pas à Mary Manko Haskett, une Montréalaise également survivante de camps. Pour elle, une campagne de réparation doit servir à honorer la mémoire des gens, et non à recevoir une compensation financière. Mary Manko Haskett avait six ans lorsqu’on l’a envoyée au camp de Spirit Lake. Sa sœur cadette Nellie y a passé le reste de ses jours.

Le cabinet comptable Price Waterhouse publie un rapport en janvier 1992 : on y estime que les torts subis par les victimes d’internement au Canada pendant la Première Guerre mondiale pourraient se chiffrer entre 21,6 et 32,5 millions de dollars (en dollars de 1991). Toutefois, aucun survivant ne demande d’excuses officielles ni d’indemnisation personnelle, ni pour ses descendants. Mary Manko Haskett est d’avis que ce n’est pas à la population d’aujourd’hui de porter le fardeau du passé.

La UCCLA s’emploie à informer les gens sur les camps d’internement dans le cadre de projets tels que l’installation de plaques ou de statues décrivant les événements passés. Une survivante du camp de Spirit Lake, Stefa Mielniczuka, dévoile par exemple une plaque trilingue à Fort Henry le 4 août 1994.

Loi sur l’indemnisation des Canadiens d’origine ukrainienne

Le travail de réparation fait un grand pas en avant lorsque le député conservateur Inky Mark, dont la famille s’est vu imposer une taxe d’entrée pour les immigrants chinois, présente en 2004 le projet de loi d’initiative parlementaire C-331 « visant à reconnaitre l’injustice commise à l’égard des personnes d’origine ukrainienne et autres Européens par suite de leur internement pendant la Première Guerre mondiale ». On y demande au gouvernement fédéral de « marquer publiquement le souvenir de cet événement et [de] prévoir une indemnisation devant servir à l’éducation du public et à la promotion de la tolérance ». La Loi sur l’indemnisation des Canadiens d’origine ukrainienne entre en vigueur le 25 novembre 2005.

Le Conseil de dotation du Fonds canadien de reconnaissance de l’internement durant la Première Guerre mondiale est créé en 2008. Il encadre les projets commémoratifs et informatifs au nom des personnes qui ont été touchées par les activités d’internement. L’accord est symboliquement signé aux Stanley Barracks de Toronto, qui ont été un centre de détention du 14 décembre 1914 au 2 octobre 1916.

Gravité des séquelles

Pendant la Première Guerre mondiale, des milliers d’Européens de l’Est sont internés ou maltraités d’une quelconque manière simplement à cause de leur pays d’origine. Ils s’en sortent avec des séquelles qui perdurent durant des décennies. En ce qui concerne les violations des libertés civiles dont ont été victimes tant de Canadiens à deux autres occasions, soit pendant la Deuxième Guerre mondiale et la crise d’octobre 1970, Mary Manko Haskett a les mots suivants : « On a commis de graves erreurs à notre endroit. Personne ne s’est donné la peine de regarder dans le rétroviseur pour éviter de répéter les erreurs du passé, et on a refait à d’autres personnes ce qu’on nous a fait, deux fois plutôt qu’une. C’est pire, à mes yeux. »

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