La librairie Little Sister’s Book and Art Emporium a toujours été une référence en matière de littérature 2SLGBTQ+ à Vancouver. Fondée en 1993 par Bruce Smyth et son partenaire Jim Deva, la librairie est également un carrefour social et politique pour les communautés qu’elle dessert. Comme l’a affirmé Jim Deva, « Little Sister’s incarne avant tout le pouvoir de la communauté ». C’est grâce à ce pouvoir que Little Sister’s a pu mener pendant des décennies une bataille juridique contre Douanes Canada au sujet de la censure et de la saisie de la littérature gaie importée.

Censure et saisies
En 1984, Douanes Canada commence à exiger des éditeurs étrangers de magazines à caractère sexuel homosexuel qu’ils censurent leurs publications afin d’éviter toute saisie à la frontière. Les magazines sont désormais imprimés avec des points noirs sur les photos et du caviardage sur les textes, et avec la mention « censuré » en travers des pages. La Loi sur les douanes (voir Douanes et accise) et le Tarif des douanes, introduits pour la première fois dans les années 1800, confèrent aux fonctionnaires de Douanes Canada d’immenses pouvoirs en matière de saisie, de censure et d’interdiction d’importation de livres et de périodiques au pays.
Douanes Canada saisit régulièrement des publications gaies et lesbiennes, incluant celles sans contenu érotique. En revanche, le matériel pornographique hétérosexuel passe la frontière sans encombre. À l’instar de la librairie Glad Day Bookshop de Toronto et d’autres librairies 2SLGBTQ+, près de 75 % des livres et magazines envoyés à Little Sister sont systématiquement saisis.
Affaires judiciaires
L’affaire Little Sister’s contre Douanes Canada est lancée en mars 1990, puis entendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique. En janvier 1996, le juge Kenneth Smith rend une décision qui justifie les actions des deux parties, soit Little Sister’s et Douanes Canada. Cette décision confirme l’importance de la littérature homosexuelle et du régime législatif existant sur la censure aux frontières.
Le juge Smith conclut notamment que les librairies et publications gaies et lesbiennes sont particulièrement vulnérables aux « conséquences arbitraires » de la censure douanière. Il souligne qu’« un volume troublant d’art et de littérature homosexuels qui, on peut le prétendre, n’est pas obscène » a été retenu. Il ajoute que les agents des douanes ne sont pas formés adéquatement et n’ont pas suffisamment de temps pour effectuer constamment du bon travail. En conclusion, le juge Smith écrit qu’il y a des « problèmes systémiques graves dans l’administration douanière ». Il soutient néanmoins que l’interdiction d’importer du matériel obscène ne constitue pas une discrimination envers les gais et lesbiennes.
Un mois après la décision initiale du juge Smith, Little Sister’s s’adresse à nouveau aux tribunaux. Elle demande une injonction pour empêcher les douanes de retenir le matériel importé destiné à la librairie jusqu’à la résolution des problèmes systémiques cernés dans le jugement. Le juge Smith refuse d’émettre une telle injonction. Il émet cependant une injonction plus restreinte, qui interdit aux fonctionnaires des douanes de soumettre Little Sister’s à une politique d’examen approfondi « jusqu’à ce que la Couronne fédérale convainque [la Cour suprême de la Colombie-Britannique] que le pouvoir discrétionnaire des agents des douanes de ce bureau est encadré par des normes appropriées ».
Décision de la Cour suprême
L’affaire de la librairie est portée devant la Cour suprême du Canada le 16 mars 2000. À l’époque, la gérante du commerce, Janine Fuller, déclare : « Je n’arrive toujours pas à me remettre de cette froide impression de violation, de manque de compréhension et de respect à l’égard de notre communauté. C’est ce qui me motive. » Elle souligne l’importance « de l’accès à la lecture, en tant que personne gaie ou lesbienne, de ce que nous voulons lire. » Elle souligne l’importance du premier livre qui vous fait sortir du placard ou du premier roman qui vous fait comprendre que vous n’êtes pas seul.
La Cour suprême confirme la constitutionnalité de la Loi sur les douanes. Mais elle déclare également dans sa décision que Douanes Canada a mené une campagne de harcèlement contre la librairie. Le tribunal rejette la faute sur les agents mal formés plutôt que sur la loi. Il admet que la librairie a été visée en raison du traitement différent réservé aux gais et aux lesbiennes par rapport à la culture dominante. Il ordonne à Douanes Canada de cesser toute discrimination envers Little Sister’s. Le tribunal invalide également une partie de la Loi sur les douanes. Celle-ci imposait à l’importateur la charge de prouver que le matériel n’était pas obscène. Le tribunal transfère de ce fait le fardeau de la preuve aux agents des douanes.
Malgré la décision de la Cour suprême en 2000, les douanes continuent à saisir du matériel destiné à la librairie « avec une vigueur renouvelée », selon Jim Deva. En 2001, Little Sister’s intente de nouveau un procès contre Douanes Canada. Une nouvelle série de poursuites s’ensuit et dure jusqu’en 2007, lorsque la librairie se retrouve à court de fonds pour poursuivre l’affaire. Cette même année, Jim Deva déclare : « Le dilemme qui nous hante encore aujourd’hui consiste à prouver que le problème va au-delà de la simple saisie de livres et qu’il est enraciné dans un système qui considère les documents sur les gais et les lesbiennes comme obscènes. Il qualifie la décision de la Cour suprême de « vaine ». Il souligne que, bien que la Cour suprême ait exigé de Douanes Canada qu’il mette fin à la discrimination, elle n’a proposé aucun mécanisme de surveillance ou de révision pour s’assurer que les douanes ont effectivement apporté les modifications nécessaires.
(Voir aussi Pink Triangle Press; The Body Politic; Culture queer.)